C’est un style de leadership « golfique » à l’ancienne qui s’en est allé hier avec la mort, à l’âge de 84 ans, du prince bahreïni cheikh Khalifa ben Salmane al-Khalifa. En poste depuis l’indépendance du petit État insulaire en 1971, il était l’un des Premiers ministres ayant dirigé le gouvernement de son pays le plus longtemps au monde. Si peu d’informations circulent sur les raisons qui ont conduit à son décès, la télévision d’État du royaume a affirmé qu’il a suivi un traitement à la clinique Mayo aux États-Unis, sans éclaircissements supplémentaires.
Figure dominante de la vie politique bahreïnie pendant près d’un demi-siècle, le prince Khalifa ben Salmane a été à l’image d’un pouvoir inamovible, hermétique au changement et jaloux de ses prérogatives qu’il n’a par ailleurs jamais hésité à afficher ostensiblement à travers sa richesse et son influence.
Né en 1935, il est le fils de l’ancien émir cheikh Salmane ben Hamad al-Khalifa aux côtés duquel il a fait ses premières armes et s’est familiarisé avec les rouages du pouvoir alors que le Bahreïn était encore sous protectorat britannique. Ce sera son frère, cheikh Issa ben Salmane, le plus âgé des deux, qui succédera ensuite au père. Un accord tacite lie les deux hommes : à l’aîné reviendra la gestion de la diplomatie, au cadet le gouvernement et l’économie. Le visage du prince Khalifa ben Salmane est progressivement associé à la croissance rapide d’un pays qui cherche à se défaire de sa dépendance au pétrole et dont la capitale, Manama, fut, de longues années durant, un gigantesque centre touristique et financier – ce que deviendra Dubaï par la suite.
En témoigne ainsi l’inauguration en 1986 de la chaussée Roi-Fahd qui offre au pays sa toute première connexion terrestre avec le grand-frère saoudien, permettant ainsi aux Occidentaux vivant dans le très conservateur royaume wahhabite de s’échapper quelques jours au Bahreïn pour y apprécier ses plages et ses boîtes de nuit.
Le prince présente alors plusieurs visages. D’un côté, celui d’une certaine forme de modernisme économique. De l’autre, celui de la corruption, comme dans le scandale Alcoa révélé au grand jour en 2011. Deux des filiales de la coentreprise de cette compagnie spécialisée dans l’aluminium, Alcoa World Alumina et Alcoa of Australia, avaient été accusées d’avoir versé des pots-de-vin à Aluminium Bahrain (ALBA) pour obtenir des contrats de fourniture de matières premières.
Son nom se confondra, aussi, avec un inébranlable conservatisme politique. « Le Premier ministre était un maître du clientélisme, utilisant le patronage de l’État pour générer et maintenir la loyauté », commente pour L’Orient-Le Jour Kristin Diwan, chercheuse à l’Arab Gulf States Institute à Washington. « Ces clients provenaient à la fois de l’élite commerciale sunnite et chiite, ce qui marque une différence par rapport à l’approche beaucoup plus sectaire qui a ensuite caractérisé la gouvernance d’al-Khalifa, en particulier de 2003 à 2018 ».
Ligne dure
Contre-révolutionnaire, le prince l’était assurément. « Croyez-moi, si ma position était la seule responsable de l’agitation, j’aurais déjà renoncé à mes fonctions l’an passé. Mais ceci n’est qu’une excuse de plus de la part de l’opposition », avait-il déclaré en 2012 au magazine allemand d’investigation Der Spiegel, en fervent pourfendeur du printemps arabe et en référence à la répression brutale qu’il avait initiée contre les contestataires bahreïnis, pour la plupart issus de la majorité chiite, en 2011, alors que des soulèvements populaires d’une ampleur inédite s’étaient emparés de presque toute la région. Avec l’aide de Riyad et des Émirats arabes unis, le mouvement est écrasé dans le sang. Le soulèvement en lui-même est révélateur du simulacre de démocratie derrière lequel le pouvoir avait tenté de se réfugier 10 ans plus tôt, lorsqu’il avait proposé un référendum en 2001 à la population qui, à près de 98 %, s’est prononcée en faveur de la Charte d’action nationale qui contenait la promesse de réformes démocratiques, dont l’élection d’une Assemblée nationale. Mais à peine un an après le vote, l’émir Hamad ben Issa al-Khalifa, neveu du Premier ministre, se proclame roi et impose des réformes constitutionnelles qui lui permettent de conserver ses privilèges. Dans son entourage, c’est le prince qui fait figure de dur du régime, opposé fermement à tout compromis. Depuis le soulèvement, l’état des droits humains dans le pays n’a fait que se détériorer, au gré notamment de l’accroissement des tensions régionales entre l’Iran et l’allié saoudien. Pour l’opposition chiite, le prince est perçu comme l’obstacle principal à tout espoir de réforme dans le pays et comme un adepte de la répression à tout-va, du bâillonnement des voix dissidentes, de la mise en détention et de la torture des activistes.
« Sa mort devrait permettre au prince héritier Salmane ben Hamad de devenir Premier ministre. Il attend dans les coulisses de prendre les rênes du gouvernement depuis que son père est arrivé au pouvoir en 1999 », avance Mme Diwan. « Il a une façon de gouverner beaucoup plus technocratique et est connu pour être plus ouvert envers la communauté chiite et ses dirigeants politiques. Mais il ne faut pas s’attendre à un grand changement », ajoute-t-elle.