À l'heure où la Covid provoque l'une des pires crises de civilisation que le monde ait traversée, l'entrée de l’écrivain britannique George Orwell, de son vrai nom Éric Arthur Blair, dans la prestigieuse « Bibliothèque de la Pléiade » de Gallimard, planifiée de longue date pour commémorer le soixante-dixième anniversaire de sa mort à Londres des suites de graves problèmes pulmonaires dont il souffrait depuis une vingtaine d’années, prend une résonance toute particulière...
À cause de ses deux derniers livres parus de son vivant, La Ferme des animaux (1945), et surtout 1984 (1949), succès planétaires qui ont projeté sur le reste de son œuvre une lumière rétrospective, donnant à l’ensemble une belle cohérence, Orwell passe pour un prophète qui, avec un demi-siècle d’avance, a anticipé, prédit à sa façon les pires travers de notre époque : pour lui, « toute littérature est politique, et toute politique est mensonge et propagande », rappelle Philippe Jaworski, responsable de l’édition en Pléiade. Coincé entre la censure et le conformisme, le monde s’achemine vers la barbarie, à quoi s’oppose la common decency, concept difficilement traduisible, mais vertu devant être pratiquée par the common man, c'est-à-dire chacun d’entre nous, les citoyens du monde.
Un bourlingueur
Parmi cette œuvre vaste et diverse (vingt volumes de Complete Works, parus chez Martin Secker & Warburg, Londres, en 1986-1987 et 1998), les pléiadiseurs ont choisi les sommets, qui jalonnent chronologiquement le parcours de l’auteur, depuis Dans la dèche à Paris et à Londres (1933), fruit de ses expériences vécues de bourlingueur, tout comme son confrère Jack London, jusqu’aux deux chefs-d’œuvre de la fin. Sans oublier En Birmanie (1934), récit nourri par son job de policier en Birmanie, alors colonie britannique. Blair était né en à Motihari, dans le Bihar (est de l’Inde, à la frontière népalaise) et, en 1922, à l’issue de ses études, il avait choisi de retourner passer le concours de la Police indienne impériale. Il demeurera cinq ans en poste dans la région. Ni Hommage à la Catalogne (1938), récit-reportage de ses années de combat contre Franco, durant la guerre d’Espagne, en 1936-1937, dans les rangs du P.O.U.M. (Parti Ouvrier d’Unification Marxiste), parti communiste mais anti-stalinien.
Un « conte de fées »
La Ferme des animaux (1945) se présente comme un « conte de fées ». Sous l’impulsion d’un sage et vieux cochon, Maréchal, tous les animaux (parlants) d’une ferme anglaise, en révolte contre le sort qui leur est réservé par les hommes, décident de s’autogérer et de bâtir une micro-société idéale, fondée sur sept commandements. Leur credo : « Tout ce qui marche sur deux pieds est un ennemi », « tout ce qui marche sur quatre pattes, ou possède des ailes, est un ami » et « débarrassons-nous de l’Homme ». Hélas, à la fin, les cochons, dominants, se mettent à ressembler de plus en plus à l’ennemi, pactisent avec lui, et vont même se transformer en hommes. C’est le glas de l’utopie de la ferme, et le retour des animaux à la servitude. Ce livre est considéré comme une bible par tous les défenseurs de la cause animale, les militants végans et antispécistes, plus largement tous ceux qui veulent repenser la place de l’animal dans notre société. L’un des combats qui, globalement imbriqué dans la vaste réflexion écologique, mobilise le plus les jeunes.
Une dystopie universelle
1984, enfin, paru en 1949, est défini comme une « dystopie », une fiction qui décrit un monde à venir d’une façon particulièrement sombre. Tout le récit se veut une peinture grinçante de la barbarie, du totalitarisme qui prennent peu à peu le contrôle de l’homme, via les institutions et les médias et, surtout, la langue. Ce « néoparle » qu’Orwell invente, dont il imagine même une grammaire, et qui n’est pas sans ressembler à la « novlangue » pratiquée aujourd’hui en entreprise, dans les médias, dans l’administration ou la sphère politique. Un charabia prétentieux, minimaliste et décérébrant. Encore une fois, on peut estimer qu’Orwell avait tout prévu. À noter que l’édition de la Pléiade propose des traductions nouvelles de tous ces ouvrages, plus « rugueuses » et plus « simples » que les précédentes, et par là plus conformes au style même de l’écrivain.
Réédition et nouveautés
Simultanément, paraît en français l’adaptation de 1984 en roman graphique, par l’artiste brésilien Fido Nesti. Très fidèle, très littéraire, l’entreprise rend le livre accessible notamment aux plus jeunes, et l’aide à s’incarner. Winston Smith, le héros d’Orwell, celui qui réécrit l’Histoire, reçoit enfin un visage durable, différent de celui des acteurs qui l’ont interprété au cinéma, depuis 1953.
Enfin paraissent trois livres sur George Orwell, chez le même éditeur. Deux essais du philosophe Jean-Claude Michéa, le grand spécialiste français de l’écrivain, qu’il considère, politiquement, comme un Anarchiste Tory (livre paru en 2000, réédition augmentée d’une postface inédite) ; et Orwell éducateur, « boîte à outils philosophique » pour comprendre la pensée résolument « anticapitaliste » d’Orwell. Et la biographie anglaise de référence, George Orwell, par l’universitaire et politiste Bernard Crick, qui met l’accent sur les idées et les engagements de l’écrivain, qui ont porté sa vie et nourri toute son œuvre.
Œuvres de George Orwell, Gallimard, « Bibliothèque de la Pléiade », 2020, 1664 p.
1984 de George Orwell, adaptation et illustration par Fido Nesti, traduit de l’anglais par Josée Kamoun, Grasset, 2020, 224 p.
Orwell anarchiste Tory de Jean-Claude Michéa, Flammarion, 2020, 224 p.
Orwell éducateur de Jean-Claude Michéa, Flammarion, 2020, 224 p.
George Orwell de Bernard Crick, Flammarion, 2020, 720 p.
Bernard-Henri Lévy : « Il a tout vu, tout compris. »
Orwell a tout vu. Tout compris. La société de transparence. La surveillance généralisée. Le triomphe des « data ». La numérisation de nos vies. Et aujourd’hui, le pacte du diable qui encourage à troquer la liberté contre la sécurité (sanitaire, mais pas seulement). Que tout cela ait été dit, et prédit, sous le soleil noir de la Catalogne et du combat antifasciste, ne rend que plus précieuse encore cette intelligence du monde.
Michel Onfray : « Nous sommes entrés dans l'ère d'une dictature inédite. »
L’an dernier, j’ai publié un livre intitulé Théorie de la dictature qui montre que les deux romans d’Orwell, 1984 et La Ferme des animaux, nous permettent de comprendre que nous sommes entrés dans l’ère d’une dictature inédite qui se sert du numérique et des médias, via la servitude volontaire de ses usagers, comme jadis les dictateurs utilisaient les militaires et les barbelés via la contrainte physique et psychique. La nouveauté est que jadis il y avait les bourreaux et les victimes séparés, distincts, alors qu’aujourd’hui les victimes sont leurs propres bourreaux à cause de leur addiction aux instruments qui les asservissent. Je ne peux donc que souscrire à l'appréciation de l’excellent Simon Leys qui affirmait à son propos : « Je ne vois pas un seul écrivain dont l’œuvre pourrait nous être d’un usage pratique plus urgent et plus immédiat. »
1984 est une remarquable prophétie du système communiste tel qu'il a été mis en oeuvre par Lénine, son émule Staline, et surtout Mao. Système toujours en vigueur en Chine où l'histoire est réécrite et où les caméras, reliées à un logiciel IA, espionnent chaque citoyen . Etonnant que cette dénonciation soit l'œuvre d'un ancien militant communiste !
14 h 08, le 08 novembre 2020