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Lifestyle - Un peu plus

La mort au temps du corona

La mort au temps du corona

Photo Bigstock

J’aurais voulu te voir plus. Te prendre dans mes bras. T’entendre te moquer de moi, dire que je parle trop, que j’ai la couleur d’un cachet d’aspirine, redire que je parle trop. J’aurais voulu te tenir la main, te regarder jouer à la tawleh avec papa, te dire que tu as grossi, que tu as trop bronzé, que tu devrais changer tes blagues. J’aurais voulu te dire que tu étais le grand frère que je n’ai pas eu. Mais je n’ai pas pu. Parce que la pandémie en a décidé autrement. Que lorsque j’ai appris que tu avais ce foutu cancer, nous étions à la veille du confinement. Et bien évidement, vu l’état de ton immunité, tu ne voulais voir personne. Tu avais peur d’attraper le virus et tu es donc resté seul pendant des semaines, voyant très peu de gens. Les jours se sont succédé, identiques, mais pas pour toi. Toi, tu te battais silencieusement contre cette maladie qui te rongeait. Nous étions dans une sorte de pause, mais le cancer, lui, ne s’est pas arrêté. Le Covid non plus. Plus le temps passait, moins on pouvait te voir. Même après le 4 août, tu ne voulais pas trop que je vienne parce que je voyais trop de gens sur le camp. Tu pensais que c’était risqué. Et tu sais quoi, ça ne l’était pas.

Je suis venue te voir le jour de ton anniversaire, il y a une quinzaine de jours. Je ne t’ai pas reconnu. En quelques semaines, tu étais devenu quelqu’un d’autre. Pas toi. Pas du tout toi. Tu as pris un selfie de nous deux. J’ai essayé de te faire rire et je suis sortie des soins intensifs, le cœur brisé en mille morceaux. Je savais que c’était la dernière fois que je te verrais. Je ne me suis pas trompée.

Cette histoire est la mienne, celle de ma famille. Mais celle aussi de milliers de Libanais. Cette histoire est celle de la difficulté de voir ceux et celles qu’on aime en période de pandémie. L’histoire de la perte d’un être cher durant ces insupportables et totalement nouvelles circonstances. L’histoire de l’impossibilité de faire ses adieux comme on l’aurait voulu.

Au Liban, les traditions ont un sens. Et même si, à force de réitérer toujours le même procédé, on en a fini par oublier leur signification, les coutumes ont depuis la nuit des temps eu leur raison d’être. Particulièrement en période de deuil. Quelle que soit la confession à laquelle on appartient, le Dieu auquel on croit, le rite que l’on suit, il y a cet ensemble de rituels qui font partie de la société. Et de la société libanaise en particulier. Au-delà des wejbet et du m’as-tu-vu social et électoral, il y a quelque chose d’essentiel dans les condoléances. De particulièrement nécessaire dans le processus du deuil et, surtout, dans la cicatrisation de la douleur. Les condoléances, même si c’est ainsi qu’on peut les percevoir, ce ne sont pas seulement un salon ; la valse des serveurs offrant eau et café ; les endeuillés qui se lèvent ;

les politiciens qui s’assoient à la droite de l’épouse du défunt ; les hommes de religion qui racontent n’importe quoi sur celui ou celle qui est parti(e), ces hommes dits de religion qui essayent non seulement d’imposer leur dogme mais aussi de s’en mettre plein les poches ; ou un défilé de mode où tant que le noir est de rigueur, peu importe la dentelle ou le décolleté.

Les condoléances, c’est pouvoir dire au revoir à celui ou celle qui nous a quittés. Apporter du réconfort à celui ou celle qui est resté(e). Et aussi être entouré(e)s de ceux qu’on aime. C’est s’asseoir avec la famille et les amis pour se rappeler les bons souvenirs, les traits d’esprit, l’humour ou le caractère de l’autre. C’est partager un repas et lever son verre à la mémoire du défunt ou de la défunte. C’est puiser sa force dans ses proches, verser ses larmes le nez enfoui dans leur nuque et poser sa tête sur leur épaule. C’est aussi lever le regard et voir à l’autre bout de la salle le sourire de ceux qui vous soutiennent en silence. C’est remercier des gens que l’on ne connaît pas, écouter des histoires dont on ne soupçonnait pas l’existence, rencontrer des inconnus qui aimaient notre père, notre fils, notre frère, notre oncle, notre cousin et voir en eux un autre pan de sa vie.

Sauf que la mort au temps du corona, ce n’est pas ça. La mort au temps du corona, c’est souvent mourir seul(e).

À Jean-Claude...

J’aurais voulu te voir plus. Te prendre dans mes bras. T’entendre te moquer de moi, dire que je parle trop, que j’ai la couleur d’un cachet d’aspirine, redire que je parle trop. J’aurais voulu te tenir la main, te regarder jouer à la tawleh avec papa, te dire que tu as grossi, que tu as trop bronzé, que tu devrais changer tes blagues. J’aurais voulu te dire que tu étais le grand...

commentaires (2)

Medea , totalement vrai ce que vous dites ... j’ai perdu Mon époux durant la pandémie le 29 Juillet après une opération très grave de l’aorte durant le Covid .. 4 mois de soins intensifs sans pouvoir le voire que 1 fois par semaine .. et encore .. il avait juste 63 ans et bien trop jeune pour partir .. amis et famille m’on beaucoup aidés dans mon deuil et sont encore à mes côté .. c’est tellement plus dur de perdre qqu’un durant ces temps ... une petite consolation est que nous vivons à Chypres et grâce à Dieu avons été épargnés des problèmes économiques et sociaux que passe le pays ces jours . Ça doit être encore plus dure pour ceux qui ont perdu qu’un sur place . Je leur souhaite beaucoup de courage ...

Rima Adjadj-Jarrah

16 h 01, le 04 octobre 2020

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Commentaires (2)

  • Medea , totalement vrai ce que vous dites ... j’ai perdu Mon époux durant la pandémie le 29 Juillet après une opération très grave de l’aorte durant le Covid .. 4 mois de soins intensifs sans pouvoir le voire que 1 fois par semaine .. et encore .. il avait juste 63 ans et bien trop jeune pour partir .. amis et famille m’on beaucoup aidés dans mon deuil et sont encore à mes côté .. c’est tellement plus dur de perdre qqu’un durant ces temps ... une petite consolation est que nous vivons à Chypres et grâce à Dieu avons été épargnés des problèmes économiques et sociaux que passe le pays ces jours . Ça doit être encore plus dure pour ceux qui ont perdu qu’un sur place . Je leur souhaite beaucoup de courage ...

    Rima Adjadj-Jarrah

    16 h 01, le 04 octobre 2020

  • Il est peut être moins pénible de mourir de n'importe quoi sauf du corona, Car du moment où le malade est transporté dans l'ambulance, il ne pourra voir personne de ses proches, mais seulement contact par téléphone. Le drame pour le malade et pour ses proches, est si son état se détériore, puis, admission aux soins intensifs, et éventuellement mis sous machine, cette machine où 50% des malades corona laissent leur vie. Il peut mourir seul, et plus dramatique encore, ses proches ne pourraient pas lui jeter un dernier regard par précaution du malin virus. Et la suite, on la connaît.

    Esber

    21 h 33, le 03 octobre 2020

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