Entretiens

Muriel Barbery, errance nippone

Muriel Barbery, errance nippone

D.R.

Alors qu’elle s’apprête à publier au mois d’août son cinquième roman, Une rose seule, chez Actes Sud, Muriel Barbery a accordé son premier entretien pour la presse à L’Orient littéraire. Au cœur de la lecture d’un texte dense et polyphonique, un pays et une culture avec lesquels la romancière a un lien singulier, le Japon, où son héroïne, partie à Kyoto pour entendre la lecture du testament de son père, Haru, qu’elle n’a pas connu, va découvrir un autre monde, un espace de pierre et de végétation pétri de spiritualité. « Le Japon est un pays où on souffre beaucoup mais où on n’y prend pas garde (...). Pour récompense de cette indifférence au malheur, on récolte ces jardins où les dieux viennent prendre le thé. »

Emmurée dans la solitude et la tristesse, l’héroïne cherche des clés de lecture pour appréhender un pays qui la fascine et qui lui est hermétique. Au fil de ses déambulations dans Kyoto et de ses rencontres humaines insolites, orchestrées par son père défunt, elle explore une intériorité qui éclaire ses ténèbres et qui l’amène à dépasser sa mélancolie. « Alors elle contempla l’eau grise, le pavillon, le sable sculpté, les érables, le grand périmètre d’enfance et d’éternité du jardin, et fut inondée d’une tristesse à laquelle se mêlaient des éclats de bonheur pur. »

Le récit se construit en deux temps, et il suit la dynamique d’un poème japonais de Kobayashi Issa, qui en constitue la pierre angulaire : « Nous marchons en ce monde/ sur le toit de l’enfer/ en regardant les fleurs ». À travers ce périple qui épouse le rythme des saisons, avec ses douze chapitres, dont les titres évoquent forcément un arbre ou une fleur (« Tu rencontreras les azalées », « Le monde est comme un cerisier », « Un camélia mouillé de ses larmes »…), Rose laisse une chance à la paternité de celui qu’elle n’a jamais vu et qui l’encourage dans sa lettre à partir à la recherche de son « âme japonaise qui possède le pouvoir de transformer le désenchantement et l’enfer en un champ de fleurs ».

Le motif de la solitude que l’on retrouve dans le titre du roman n’est-il pas récurrent dans votre œuvre en général ?

Beaucoup de mes personnages sont des solitaires, qui peu à peu s’ouvrent aux autres et au monde extérieur. D’ailleurs, lorsque j’ai commencé à écrire mon roman, je ne savais absolument rien de ce qu’il allait être. Je savais seulement que je ferais errer le personnage principal, qui avait déjà surgi dans mon imagination, dans la ville de Kyoto. Au départ, il n’y avait que cette errance solitaire, que je comptais entrecroiser de rencontres qui changeraient quelque chose à cette solitude. Ensuite le texte s’est complexifié, les personnages secondaires se sont mis à vivre, et comme dans toute écriture, les choses ont été surprenantes. J’ai su que cette errance allait amener à certaines rencontres et que Rose passerait de l’enfer aux fleurs, comme dans le poème d’Issa. C’est vrai que souvent, dans mes textes, les personnages, après une barrière d’obscurité, d’une façon ou d’une autre, naissent à la lumière. Ce sont toujours les mêmes thèmes qui reviennent dans mes livres, toujours la même tentative d’expliquer la rédemption par l’amour et par l’art de manières différentes.

Mais cette fois, j’ai écrit sur le Japon avec qui j’ai un lien très fort. Mon premier mari était amoureux de ce pays, et il m’a transmis cette passion, ce fut comme un coup de foudre, même avant d’y mettre les pieds, par la découverte du cinéma, de la gastronomie, des arts traditionnels japonais et ce qu’on en savait à cette époque-là en France. Tout cela a été éblouissant et ensuite j’ai eu la chance de pouvoir y aller une première fois en touriste, puis d’y vivre pendant deux ans. Cela a été probablement le plus grand choc de découverte de toute ma vie et cette rencontre demeure un amour incoercible.

Mon roman a mis des années à mûrir, parce que pendant très longtemps, j’étais incapable d’écrire sur mon expérience japonaise, c’était trop proche ou trop présent, et le Japon est une île à tous les sens du terme, il ne se laisse pas facilement approcher.

Dans votre roman, le contraste est saisissant entre les quelques lignes qui résument quarante années de vie et un étirement du moment présent et de l’expérience japonaise sur quelques jours. S’agit-il d’un moyen de mettre en valeur la prégnance de l’instant ?

Même si ce n’est pas conscient, je crois que c’est un effet du Japon. Lorsque j’y suis, j’ai l’impression de voyager dans l’épaisseur du temps, parce qu’il y a une présence de l’ancien Japon, en particulier à Kyoto, qui est écrasante, et en même temps, nulle part je ne suis aussi présente au moment vécu ; ce pays représente à la fois l’épaisseur du temps et la fulgurance de l’instant.

Ce roman est né de l’intuition d’une forme ; avant même de savoir ce que serait le récit, j’avais l’idée qu’il serait question de fleurs et de saisons, et pour rendre perceptible cette composition, il fallait qu’elle soit scandée par des hors-temps : ce sont les petites paraboles situées entre chaque chapitre. Elles se sont imposées très naturellement et sont inspirées de ma fréquentation de l’art chinois, dont l’influence est déterminante sur l’art japonais. Les personnages évoqués sont réels, comme les peintres Fan Kuan ou Shitao, mais une grande partie des anecdotes sont inventées. Elles servent à structurer les pôles de métamorphoses de Rose, et mettent en scène, en miroir dans les deux parties du récit, la question de la souffrance, du don, de l’amour, ou de l’échec. Elles font écho au vacillement de l’héroïne qui doit passer au travers de toute cette revisitation de son rapport au monde, pour pouvoir entrer dans la lumière. La première anecdote vient d’un anime que j’ai vu il y a très longtemps, la seconde est liée à une histoire que m’a racontée mon traducteur italien sur une guérisseuse qui ne parvenait pas à se guérir elle-même, et je l’ai transposée au Japon. Les références sont donc très diverses et elles permettent à l’héroïne d’avancer dans un cadre consistant et signifiant.

Comment le végétal, qui occupe une place déterminante dans votre texte, s’articule-t-il autour du narratif ?

Il y a souvent des fleurs dans mes romans : dans L’Élégance du hérisson (Gallimard, 2006), ce sont des camélias qui structurent le fil narratif. La scène originelle qui a probablement déclenché, des années plus tard, le désir de rythmer Une rose seule avec des fleurs, se trouve dans un film de Yasujiro Ozu, Les Soeurs Munakata, lorsqu’un père et une fille commentent la beauté d’un camélia oublié sur la mousse d’un temple qu’ils avaient visité il y a longtemps. Ils se rendent compte que tous deux y ont été sensibles au même moment, sans se le dire, avant que l’un deux ne constate : « Il y avait quand même des belles choses dans l’ancien Japon. » Pour moi, c’est le résumé de toute l’esthétique japonaise et de tout ce qu’elle peut permettre comme floraison de l’âme.

Il est impossible de se promener dans les jardins des temples japonais sans les trouver beaux, et leur dimension esthétique est immédiatement spirituelle ; ils permettent un cheminement inédit de l’esprit et un cheminement en soi-même vers une forme de profondeur et d’essentialité. Rose est peu à peu transformée par cette expérience qui ressemble à la mienne, malgré une totale dissymétrie des personnages.

Et puis il y a mon amour des fleurs, comme jonction entre la nature et l’art, puisqu’elles sont belles en elles-mêmes et qu’elles constituent des tableaux. Ce condensé de beauté à la fois naturelle et artistique constitue les deux versants de mon monde : l’enchantement naturel et la passion pour l’art.

Dans quelle mesure le mystère des liens familiaux est-il une des questions posées par le roman ?

La question est de savoir ce qui fonde Rose, et le roman met en scène cette interrogation : son but n’est pas d’y répondre mais d’en éclairer certains aspects. Finalement, en lisant la lettre de son père et en se découvrant à Kyoto, Rose parvient-elle à comprendre ce qu’il y avait en elle de caché, ou bien devient-elle une autre ? C’est le grand mystère des transmissions, et la même question se pose pour l’écriture.

Souvent dans mes romans, mes héroïnes ne connaissent pas leurs parents, ce qui permet de poser la question des transmissions invisibles. Je suis de plus en plus fascinée par la compréhension de la façon dont se sont transmis à moi des héritages souterrains dont je n’avais aucune idée. Le goût de l’art, par exemple, me vient d’une longue histoire familiale, longtemps ignorée, et visiblement très puissante. Le personnage de l’orpheline permet de mettre en lumière la prise de conscience de ce qui a façonné de façon invisible son propre goût.

Très clairement, Rose passe du néant à un vide qui permet l’accueil de ce qui est autour d’elle, alors qu’auparavant, elle a l’impression de n’être tout simplement rien. D’ailleurs, au début du roman, elle dort, elle boit, elle est dans un espace de remplissage du néant, et peu à peu, elle va évoluer vers une capacité à ouvrir en soi un espace pour l’altérité.

De quelle manière l’écriture poétique s’inscrit-elle dans votre démarche de romancière ?

La poésie est toujours présente dans mes romans, et elle est le fondement même de l’écriture que j’aime. Mon avant-dernier livre, La Vie des elfes (Gallimard, 2015), était en réalité un long poème en prose. Mais cette fois-ci, contrairement à ce que j’ai fait auparavant, j’avais envie que le roman soit infusé d’une poésie marquée par la brièveté. J’avais l’intuition et le désir d’un style beaucoup plus resserré et plus concis. Je voulais un texte plus épuré, et il fallait que la poésie naisse de cette brièveté. C’est certainement lié à un cheminement personnel, je note avec intérêt que j’ai beaucoup moins envie de ce qui a du souffle et qui est généreux, et j’ai de plus en plus le goût de l’ellipse. Cela s’est traduit dans ce roman qui est plutôt court.

La poésie japonaise est portée par l’art, elle naît du silence, de l’espace qu’on laisse entre deux pleins. Je voulais qu’il y ait beaucoup de silences dans ce roman, d’où l’abondance des pauses narratives ; Rose est souvent seule et elle parle peu. D’autres s’adressent à elle, mais de manière heurtée et elle n’a même pas de langue commune avec certains des personnages. Les paraboles sont comme des petites poches de silence, juste habitées par deux ou trois touches de sens, avant de reprendre le récit.

Propos recueillis par Joséphine Hobeïka

Une rose seule de Muriel Barbery, Actes Sud, 2020, 158 p.

Alors qu’elle s’apprête à publier au mois d’août son cinquième roman, Une rose seule, chez Actes Sud, Muriel Barbery a accordé son premier entretien pour la presse à L’Orient littéraire. Au cœur de la lecture d’un texte dense et polyphonique, un pays et une culture avec lesquels la romancière a un lien singulier, le Japon, où son héroïne, partie à Kyoto pour entendre la...

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