
Des fidèles priant hier devant Sainte-Sophie à Istanbul. Umit Bektas/Reuters
Tous les ingrédients étaient réunis pour en faire un événement hautement symbolique : de la date choisie, celle des 97 ans du traité de Lausanne qui fixe les frontières de la Turquie moderne, à la tenue du cimeterre (sabre) par l’autorité religieuse durant son prêche – évocatrice de la conquête de Constantinople en 1453 – en passant par la dissimulation des icônes chrétiennes et par la présence d’une fanfare ottomane. Le président turc Recep Tayyip Erdogan a voulu en mettre plein la vue. Force est de constater qu’il a réussi son pari : la première prière musulmane depuis 86 ans dans l’ex-basilique Sainte-Sophie frappe les esprits tant le passé y est évoqué avec force. Il y a encore peu de temps un musée, désormais une mosquée, l’édifice religieux a donné à voir hier un reis en pleine représentation : vêtu d’une calotte islamique, Erdogan a lu la première sourate du Coran avant que les quatre minarets de l’ex-basilique n’émettent l’appel à la prière, signalant le début du rite auquel des milliers de musulmans ont participé. Les termes employés par le chef de l’Autorité religieuse turque, Ali Erbas, cités par l’AFP, en disent long sur la signification du moment : « Une longue séparation prend fin. »
« Les autorités turques ont délibérément voulu faire en sorte que la première prière à Sainte-Sophie apparaisse comme une “nouvelle conquête de Constantinople”. Tout était fait de manière à présenter cette prière comme la preuve d’une “reprise” musulmane d’Istanbul », commente Jana Jabbour, spécialiste de la Turquie et enseignante à Sciences Po Paris et à l’Université Saint-Joseph à Beyrouth.
La prière du vendredi s’inscrit dans le sillage d’une décision prise le 10 juillet dernier par M. Erdogan visant à rendre le monument au culte musulman suite à la révocation par la justice de son statut de musée gagné en 1934, alors que le père de la Turquie moderne et laïque, Mustafa Kemal Atatürk, était encore au pouvoir. Construite au VIe siècle après Jésus-Christ, la basilique Sainte-Sophie avait été transformée au XVe siècle, sous l’impulsion du sultan Mehmet II, en mosquée ottomane. L’initiative de M. Erdogan souligne ses rêves de grandeur, comme s’il s’agissait pour lui de renouer la chaîne des temps en effaçant l’avant et l’après de l’Empire ottoman. « Il est ironique que la Turquie qui, en 2006, avait colancé avec l’Espagne l’initiative de l’Alliance des civilisations soit celle qui en 2020 transforme Sainte-Sophie, haut symbole de la rencontre des civilisations et de l’universalisme, en mosquée », note Jana Jabbour.
En multipliant les références à un glorieux passé, Recep Tayyip Erdogan tente de rallier l’histoire à sa cause et ravive la fibre nationaliste et religieuse d’une population frappée de plein fouet par la crise économique.
« En interne, et dans la perspective de l’élection présidentielle de 2023, il s’agit pour M. Erdogan de consolider sa base électorale en attirant à lui les islamistes ultraconservateurs de droite, c’est-à-dire ceux qui ne votaient pas pour le parti de la Justice et du Développement (AKP) car perçu comme trop modéré, mais pour des partis d’extrême droite comme le Saadet », explique Jana Jabbour. « S’il fallait choisir un moment pour définir quand Erdogan a lancé la campagne pour sa réélection, ce serait hier. Il ne bénéficie plus d’une grande popularité. Selon les sondages, il oscille entre 30 et 40 %. En tant que populiste, il est à court de thématiques autour desquelles mobiliser sa base à travers un discours de victimisation », avance pour sa part Soner Cagaptay, spécialiste de la Turquie et auteur d’un ouvrage intitulé Erdogan’s Empire: Turkey and the Politics of the Middle East. « S’il est vrai qu’au cours du XXe siècle, les conservateurs étaient traités comme des citoyens de seconde zone, au XXIe, ce sont les Turcs laïcs et libéraux qui subissent ce traitement. Sainte-Sophie est l’un des seuls sujets où Erdogan peut encore user de cette rhétorique en fustigeant “ces laïcs qui entravent la liberté des musulmans à prier là-bas” », ajoute-t-il. La démarche du reis revêt également un aspect personnel.
« Un jour de deuil pour toute la chrétienté »
Au pouvoir depuis 20 ans, Recep Tayyip Erdogan veut marquer l’histoire et laisser un héritage derrière lui. « Cela inclut aussi le patrimoine, y compris la construction de deux mosquées à Istanbul. La reconversion de Sainte-Sophie s’inscrit dans cette perspective », décrypte Soner Cagaptay. Pour M. Erdogan, la capitale ottomane est particulièrement emblématique. C’est là-bas qu’il est né, là-bas qu’il est devenu maire en 1994 et qu’il s’est distingué par ses réussites économiques, là-bas que l’AKP perd les élections municipales dans un scrutin hautement controversé en 2019. La posture néo-ottomane du président turc nourrit, tout du moins symboliquement, l’idée d’un conflit civilisationnel, à plus forte raison dans un contexte où Ankara est à couteaux tirés avec les Européens et notamment avec la Grèce, autour des explorations turques d’hydrocarbures en Méditerranée orientale.
La réaction d’Athènes ne s’est d’ailleurs pas fait attendre. Les autorités grecques ont fustigé la reconversion de Sainte-Sophie en mosquée, la qualifiant de « provocation envers le monde civilisé ». Les Églises orthodoxes ont fait sonner hier leurs cloches, en évoquant « un jour de deuil pour toute la chrétienté », par la voix du chef de l’Église grecque, l’archevêque Iéronymos. « La décision même de reconvertir Sainte-Sophie en mosquée est perçue par une large majorité d’ultraconservateurs turcs comme le signe de la victoire de l’Islam sur la Chrétienté et le triomphe de l’identité islamique de la Turquie sur son identité occidentalisée, laïque et pluraliste », analyse Jana Jabbour. « À travers l’islamo-nationalisme, le président turc s’attire les voix des islamistes et des nationalistes, mais réussit aussi à détourner l’attention de l’opinion publique turque des problèmes internes tels que la récession économique ou la chasse aux sorcières contre l’opposition, aux problèmes de sécurité extérieure », résume-t-elle.
C'est pas fini , il veut le gaz à Kasteloriso, île grecque a 2 km. de la Turquie, il veut l'île de Rhodes , l'île de Crète et toute la Méditerranée du sud est ce que j'ai oublié quelque chose ?
20 h 06, le 26 juillet 2020