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Lifestyle - La carte du tendre

Avant les lunes noires

Avant les lunes noires

Affiche du film « La dame aux lunes noires » devant le City Palace, mai 1972. Photo Michel Guillard

Mai 1972. Comme une ampoule qui s’apprête à griller dans un clac sonore, Beyrouth flamboie pour la dernière fois. En plein retour d’âge, elle fait des efforts de séduction désespérés, fût-ce en sacrifiant à la bacchanale qui s’empare du monde occidental. Fardée à outrance du kitch de cette décennie qui va l’accompagner en enfer, Beyrouth devient une caricature d’elle-même : c’est cette ultime image qu’elle léguera au monde avant les lunes noires.

10 mai 1972. Catherine et Michel Guillard visitent le Liban en touristes ; leurs guides ne sont autres que Dominique Eddé et sa mère Roseline. Michel est photographe amateur : armé de sa Leica M4, il a choisi de fixer sur pellicule Kodachrome 25, qu’il apprécie « pour son rendu chromatique », les « visages » du Liban. Il est fasciné par les contrastes de notre pays, « diversité des paysages, de la montagne omniprésente, de la Méditerranée en toile de fond, de ses sites antiques et ses ruines mythiques, de ses populations et religions mêlées, de ce Beyrouth grouillant où l’Orient se confronte à l’Occident ».

Ce jour-là, Michel va réaliser un cliché dans tous les sens du terme. Flânant du côté sud de la place des Martyrs, le petit groupe parvient au City Palace sur la rue Béchara el-Khoury. Et là, tout ce que le Liban compte de poncifs se trouve rassemblé en un seul tableau. Pour Michel, c’est du petit lait : il arme sa Leica et fixe pour l’éternité un quartier qui vit un de ses trois derniers printemps.

Occupant une bonne partie de la scène, deux panneaux géants représentent un couple en petite tenue dans une situation qui ne laisse aucune place à l’imagination. L’homme est penché sur la poitrine opulente de la femme qu’il prend dans ses mains et embrasse avec appétit. Sur le trottoir, deux femmes rigoureusement couvertes passent au même moment, tournant la tête vers le couple licencieux. Que pensent-elles de ce spectacle ? À une époque où les films érotiques envahissent les cinémas vieillissants, où les seins nus s’affichent sans vergogne dans la presse écrite, où l’on vend même ouvertement de petits joujoux qui « conservent la jeunesse », comment est perçue cette publicité démesurée ?

Autour, les autres passants à la tenue occidentalisée ne semblent pas s’offusquer de la scène : parmi eux, deux jeunes femmes portent minijupe et chemisier orange, couleur emblématique des seventies. Et à la terrasse du pâtissier, deux hommes dégustent, dans l’indifférence, une petite douceur entre deux rendez-vous.

Idées reçues et machisme

Le film dont cette mise en scène racoleuse vante l’attrait érotique n’est autre que le légendaire La dame aux lunes noires, en arabe Sayyidat al-aqmar al-saouda’, de Sami Khoury, avec Nahed Yousry, Hussein Fehmi, Adel Adham et Théa Racy. On peut le découvrir sur YouTube : le film se veut sulfureux, avec un érotisme esthétisant, copieusement charcuté par la censure. On est bien dans les années 1970 où la luxure s’immisce dans tous les coins et recoins de l’art et du divertissement. Années 1970 où intellectuels et artistes libanais s’engagent aussi dans la lutte des classes : Omar est chauffeur au service de riches bourgeois francophones et mélomanes. Il tombe amoureux de la fiancée de son employeur, Aïda. D’origine modeste, celle-ci avoue qu’elle se marie pour l’argent et qu’elle a été abusée par son beau-père dans son enfance, ce qui lui donne des cauchemars nocturnes. Aïda est attirée par le côté rebelle de Omar, mais n’ose pas franchir le pas. Celui-ci la viole donc pour la « guérir » et elle tombe amoureuse de lui, une scène qui, elle, n’a pas fait les frais de la censure. Le film collectionne avec une componction affligeante les idées reçues et le machisme de l’époque, et annonce un aspect de l’affrontement de 1975 entre les chrétiens (supposés « conservateurs ») et les Palestiniens (dits « progressistes »).

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Résistance

Cette semaine-là, le film se donne au City Palace. Le cinéma, qui fait partie du City Center (Samadi et Salha), est doté d’une remarquable architecture ovoïde. Dessiné et exécuté par Joseph Philippe Karam, il est posé sur un premier niveau commercial où a ouvert le fameux pâtissier Samadi que l’on aperçoit à droite.

La guerre va rattraper le centre en pleine jeunesse : durant dix-neuf ans, l’horloge géante fixée sur le mur d’enceinte à vingt mètres de hauteur restera arrêtée à 6h19, atteinte par deux obus en tir direct. Après la guerre, Solidere détruira l’immeuble adjacent et le mur de l’horloge, mais devant une levée de boucliers de la société civile, renoncera à dynamiter ce que l’on appelle désormais L’œuf. Le bâtiment connaît depuis de sporadiques réveils artistiques et révolutionnaires, mais son état délabré ne prête pas à l’optimisme.

Quant à la sculpture de Adel Saghir en face du pâtissier, on se demande ce qu’elle est devenue, à l’instar de toute une foule de petits points de repère du Liban d’avant-guerre qui ont disparu avec la reconstruction… Est-ce un hasard si le sculpteur est mort en cette année 2020, alors que tout est à nouveau remis en cause ?

Reste la chanson du film : la voix est celle de Soulaïmi Khoury, alias Patrick Samson, chanteur libanais qui devait connaître une renommée internationale à la fin des années 1960. Les paroles résument à la perfection cette période crépusculaire : Once there was a love that will never come again. Depuis, Beyrouth est devenue la ville aux lunes noires.

*Cette photographie, qui nous a été communiquée en exclusivité et en avant-première par Michel Guillard – qu’il en soit ici remercié –, sera publiée dans le cadre de l’ouvrage Le Liban n’a pas d’âge, 1920-2020, à paraître à l’automne prochain à l’occasion du centenaire du Grand Liban, sous la direction de Bernard Chauveau et Sylvie Andreu. Cet ouvrage collectif réunit une trentaine de photographes libanais contemporains, un écrivain et deux collectionneurs d’images, dont votre serviteur. Tous y livrent leur vérité du Liban qu’ils aiment au-delà du raisonnable.

Toutes les deux semaines, Georges Boustany vous emmène visiter le Liban de nos parents et de nos grands-parents à travers une photographie de sa collection. Un voyage entre nostalgie et émotion, à la découverte d’un pays disparu.

Mai 1972. Comme une ampoule qui s’apprête à griller dans un clac sonore, Beyrouth flamboie pour la dernière fois. En plein retour d’âge, elle fait des efforts de séduction désespérés, fût-ce en sacrifiant à la bacchanale qui s’empare du monde occidental. Fardée à outrance du kitch de cette décennie qui va l’accompagner en enfer, Beyrouth devient une caricature...

commentaires (1)

Les deux dames voilées semblent être des Bédouines qui vendaient des herbes sauvages qu’elles portaient dans des baluchons sur le dos (zaatar, khobayzeh, etc.). Ces dames-là étaient un peu partout en ville et se reconnaissaient par leurs vêtements typiques et ces petits souliers de caoutchouc.

Michael

05 h 21, le 26 juillet 2020

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Commentaires (1)

  • Les deux dames voilées semblent être des Bédouines qui vendaient des herbes sauvages qu’elles portaient dans des baluchons sur le dos (zaatar, khobayzeh, etc.). Ces dames-là étaient un peu partout en ville et se reconnaissaient par leurs vêtements typiques et ces petits souliers de caoutchouc.

    Michael

    05 h 21, le 26 juillet 2020

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