Après avoir été arrêtée puis torturée et abusée dans une geôle égyptienne, au motif d’avoir seulement et simplement osé brandir un drapeau arc-en-ciel lors d’un concert de Mashrou’ Leila il y a trois ans de cela, Sarah Hegazi s’est donné la mort à Toronto le 13 juin. Tu as appris la nouvelle le lendemain matin, par Instagram, et il n’y avait pas de mots, pas assez d’espace autour de toi, pour faire contenir ta tristesse. « À mes frères et sœurs : J’ai essayé de trouver le salut… mais j’ai échoué. Pardonnez-moi. À mes amis : l’épreuve est dure et je suis trop faible pour l’affronter. Pardonnez-moi. Au monde : tu as été extrêmement cruel et je te pardonne. » Sous ses derniers mots rédigés à la hâte, tu as pu deviner cette main tremblante, ces doigts qui hésitent à mettre fin à un calvaire sans nom, la cruauté du monde qui a cloué les ailes à Sarah. Tu as croisé ton reflet dans cette page lignée. Elle est ton miroir. Et aussitôt des images de ton enfance, ce si vieux et douloureux continent, te sont revenues par rafles, par baffes.
Pas pour toi
Tout a commencé avec la foutue Barbie de ta sœur dont tu ne parvenais pas à décrocher le regard. Chacune de ses robes déglinguées, le moindre de ses battements de cils te mettaient le cœur en branle. Ils t’étaient comme un appel, un voyage. Et puis un jour, ton père qui en avait eu assez de toute cette mascarade, défonce la porte de ta chambre et t’arrache Barbie d’entre les doigts : « Prends un tracteur, un Action Man, un soldat de plomb, grimpe aux arbres, n’importe quoi, mais cette poupée n’est pas pour toi ! Ça suffit. Tout ça, c’est à cause de l’éducation de ta mère ! » Tu n’as jamais oublié ces réprimandes qui t’étaient tombées dessus comme une douche glacée et, dans la foulée, cette réalisation qu’en toi quelque chose détonnait, sonnait faux. Très vite, et sans que personne ne t’en donne le mode d’emploi, tu avais compris les règles du jeu. Tu as cinq ans seulement et il te faut dès lors apprendre les rouages secrets du mensonge.
Lorsqu’on te guette, tu joues au garçon, tu prétends te plaire à ton cours de judo auquel ton père s’enorgueillit de t’avoir inscrit, tu fais semblant d’aimer les mangas et tu empiles à regret une armée de super héros sur les étagères de ta chambre. Et aux heures secrètes, lorsque tes parents ont le dos tourné, tu peux enfin souffler en retrouvant la compagnie de Barbie. Tu as huit ans, et rien que l’idée d’aller à l’école chiffonne ton tout petit cœur. Tu n’as que dix ans, et tu ne crois déjà plus à l’indolence de l’enfance. Tu penses à cette bande de gamins qui sont d’épouvantables petites brutes et te lancent un ballon à la figure, puis rient de ta voix fluette, et tu en as l’estomac retourné. Tu as douze ans, et un soir, à la télévision, tu découvres Elton John, sa main dans celle de son compagnon, qu’aussitôt ton père zappe avec dégoût et mépris. « Allah yi najjina » (Que Dieu nous protège !), déplore ta mère. Tu as honte.
Comme un caillou…
Toute la nuit, alors que tu cherches le sommeil, ces images reviennent te hanter. Tu viens de comprendre que tu n’es pas seul. Que quelqu’un, quelque part, partage cette facette de toi que tout le monde autour de toi veut mettre sous cloche. Tu as quinze ans, et malgré le front que tes parents montent pour se battre contre ce qu’ils voient comme une déviance, un écran d’ordinateur s’illumine et c’est un monde qui s’ouvre à toi. Un clic un peu honteux te conduit vers un site porno. Là, les corps de deux hommes qui se mêlent te font frétiller le bas-ventre. Chaque soir, en catimini, tu reviens les voir en te demandant si, un jour, tu passeras le cap et tu feras comme eux. Tu as seize ans, et ton père t’envoie à la gym.
Tu détestes les hommes autour parce qu’à la fois tu les désires mais ils te répugnent. Tu observes leurs corps sculptés au couteau, leurs muscles boursouflés et leur masculinité suintant la testostérone, si loin de la tienne. Tu regardes ces kilos de fer sur leurs épaules, et le poids du monde que tu portes sur les tiennes. Si seulement ils pouvaient comprendre. Tu finis même par détester ton propre corps qui ne leur ressemblera jamais. Dans la rue, tu as beau t’éreinter à rentrer dans le moule, à marcher sans te dandiner, à éviter de parler pour ne pas être dénoncé, on finit toujours par te repérer. Louté, ce mot que tu as tellement entendu, craché en plein dans ta figure, qu’il finit par se vider de son sens. Tu as dix-huit ans et on te demande sans cesse où est cette copine imaginaire, on te dit 3a2belak dans les mariages d’été, on fabrique déjà pour toi des plans de carrière, médecin ou requin de la finance, comme ton père, marié, une voiture de collection garée sous la maison, une femme planquée derrière les fourneaux, trois enfants, du golf en week-end, un cigare piqueté aux lèvres. Mais cette vie tu n’en veux pas. La vie, dans l’absolu, tu n’en veux plus. Tu as dix-neuf ans, au dix-neuvième sous-sol, tu suffoques. Mais un soir, dans un bar, une voix qui ressemble étrangement à la tienne vient chambouler ton existence. Une main se pose sur ton épaule, elle te ramasse comme un caillou oublié sur une plage. Et ce jour-là, contrairement à Sarah, tu seras sauvé…
commentaires (2)
Tres beau et bien ecrit
Adam
09 h 35, le 23 juin 2020