Critiques littéraires

Woody Allen, écrivain avant tout

Woody Allen ne laisse pas indifférent. Scénariste à l’humour décapant, réalisateur et acteur de talent, clarinettiste de jazz, il a à son actif une cinquantaine de films, dont plusieurs sont devenus des classiques. Les éditions Stock viennent de publier Soit dit en passant, la traduction en français de son autobiographie très attendue.

À 84 ans, Woody Allen a décidé de dérouler la bobine de son existence et de nous raconter sa vie, depuis sa naissance jusqu’à son dernier film. Mais il le fait à la manière de Woody Allen, c’est-à-dire avec beaucoup d’humour et d’autodérision, en véritable cinéaste : il veille à planter le décor en nous décrivant les lieux qu’il fréquente et l’atmosphère des villes évoquées ; il utilise la « voix off », assez présente dans ses films, en prenant les lecteurs à témoin et en s’adressant à eux comme à des amis (« Au fait, chers lecteurs… » ; « Bon, où en étions-nous ? » « Maintenant que vous avez une petite idée de qui étaient mes parents, je souhaite parler un peu de ma sœur »…) ; et n’hésite pas à recourir aux flashbacks et aux digressions – d’où le titre de son livre : Soit dit en passant.

Une enfance heureuse

Tout commence à New York. Allan Stewart Königsberg voit le jour dans une famille juive le 13 novembre 1935 – et non le 1er décembre comme indiqué dans les notices biographiques le concernant : « Mes parents ont repoussé la date officielle pour que je naisse un 1er du mois. Cela ne m’a conféré aucun avantage dans la vie et j’aurais de beaucoup préféré qu’ils me lèguent un énorme héritage », plaisante-t-il. Il changera plus tard de nom, à l’instar de nombreux artistes, en transformant son prénom en patronyme et en choi­sissant Woody « à partir de rien ». Bien que surdoué (son QI est très supérieur à la moyenne), il s’ennuie à l’école : « On apprenait tout par cœur, sauf qu’on n’apprenait jamais rien ». Il préfère jouer au baseball, au basket ou au poker, faire des tours de magie, s’initier au saxophone et à la clarinette pour interpréter des morceaux de jazz de la Nouvelle-Orléans, faire semblant d’être malade pour rester à la maison et écouter la radio (qui lui inspirera l’inoubliable Radio Days) et, surtout, aller au cinéma au Midwood avec sa cousine Rita, « la véritable fée bleue » de son enfance – l’occasion pour lui de découvrir Hollywood « avec sa morale patriotique et ses dénouements miraculeux ». À l’université, il est nul ; il préfère gagner sa vie en écrivant des répliques et des gags (à raison de cinquante par jours !) à l’intention des humoristes de l’époque qui se produisent dans les théâtres, à la radio ou à la télévision, dont Johnny Carson, Pat Boone, Sid Caesar et le fameux Bob Hope, puis en montant lui-même sur scène, au Blue Angel, pour raconter, à la manière de son idole Mort Sahl, des histoires désopilantes où l’actualité et la politique sont néanmoins absentes. Nombre de connaissances lui mettent le pied à l’étrier ; il ne les déçoit pas. C’est un bûcheur. Ses textes sont très prisés et plaisent au public. Il le dit lui-même : « Je me considère avant tout comme un écrivain. » Bientôt, on lui propose de contribuer, en tant que chroniqueur, au prestigieux magazine The New Yorker et d’écrire son premier scénario. Ce sera Quoi de neuf, Pussycat ?, le début d’une longue carrière, jalonnée de pièces de théâtre plus ou moins réussies et de films reconnaissables entre tous grâce à leur finesse, la qualité de leurs dialogues et leur drôlerie : Annie Hall, Manhattan, Stardust Memories, Comédie érotique d’une nuit d’été, Broadway Dany Rose, La Rose pourpre du Caire, Hannah et ses sœurs, Match Point, Scoop, Vicky Cristina Barcelona, Minuit à Paris, To Rome with Love, Blue Jasmine, Un jour de pluie à New York…

Les recettes du succès

Dans Soit dit en passant, Woody Allen apparaît comme un homme timide, qui fuit les mondanités, y compris la cérémonie de l’Académie des Oscars qui lui a pourtant décerné plusieurs trophées, et qui ne se prend pas au sérieux, se considérant comme un metteur en scène moyennement doué qui n’a pas réa­lisé de grands films, et comme un musicien dépourvu de don, un « obscur amateur » qu’on ne tolère que grâce à la notoriété de sa carrière cinématographique : « Je continue d’être une sorte de joueur de tennis du dimanche qui affronterait Federer ou Nadal. » Il se défend même d’être un « intellectuel » en affirmant que « c’est une idée aussi fausse que le Loch Ness ». Fausse modestie ? Pas sûr. À chaque page de son livre, le personnage nous semble humble, indifférent au verdict de la postérité. Il prend toutefois la peine de transmettre au lecteur les recommanda­tions de ses maîtres en matière de sketches humoristiques et celles qu’il prodigue lui-même à ses « disciples » dans le domaine de la réalisation, tout en nous révélant les recettes de son succès : beaucoup de travail, sans perfectionnisme excessif (il n’aime pas multiplier les prises de vue), une certaine indépendance pour « tout maîtriser de A à Z », un choix judicieux de bons comédiens, sans perdre son temps dans « le rituel du casting » qu’il déteste, une direction d’acteurs très souple (« J’assure aux comédiens que jamais ils n’auront à prononcer une phrase s’ils ne le veulent pas. Ils peuvent transcrire mes dialogues avec leurs mots à eux. ») et, avant tout, un bon scénario, car « c’est beaucoup plus difficile d’écrire que de réaliser un film : un cinéaste médiocre peut faire un bon film à partir d’un scénario bien ficelé, tandis qu’un grand réalisateur ne pourra jamais trans­former un scénario nul en un bon film. »

Une galerie de films et de portraits

Woody Allen nous raconte aussi la genèse de chacun de ses films, les rapports qu’il entretenait avec les comédiens à l’affiche ou avec les techniciens, l’accueil du public, les réactions souvent injustes des critiques… Chaque protagoniste cité dans son livre fait l’objet d’une anec­dote ou d’un jugement parfois féroce. On y rencontre Truffaut, Godard, Norman Mailer, Arthur Miller, Peter Sellers, Peter O’Toole, Liz Taylor, Richard Burton, Mel Brooks, Warren Beatty, Shirley MacLaine, Barbara Hershey, Marion Cotillard, Cate Blanchett, Alec Baldwin, Emma Stone, Scarlett Johansson (« Elle était douée et magnifique, mais sexuellement radioactive » !), le sulfureux Har­vey Weinstein, et bien d’autres encore, connus ou oubliés. Il ne s’agit pas là d’un simple name dropping pour épater la galerie, mais d’histoires vécues, de souvenirs réels qui reflètent toute une époque…

Les femmes de sa vie

Au fil de son récit, Woody Allen se dévoile. Inapte à conduire une voiture, incapable de bricoler, réfractaire à toute technologie, réformé de l’armée parce qu’il se rongeait les ongles (!), il a un côté inadapté qui ressemble aux person­nages décalés ou maladroits qu’il incarne à l’écran. Il admet son caractère grincheux et névrosé, et raconte volontiers ses expériences avec les psys. Il parle aussi, en toute liberté, de ses amours, de son premier mariage raté avec une étudiante en philosophie, Harlene Rosen, qui était « beaucoup trop bien » pour lui et qui, « lors d’une querelle philosophique, lui démontra qu’il n’existait pas » ; de son amour fou (dans tous les sens du terme) pour Louise Lasser, actrice douée, « à la libido de lapine », mais dépressive ; de ses rencontres avec la jeune Stacey Nelkin, Diane Keaton et Mariel Hemingway ; et de son histoire malheureuse avec Mia Farrow qu’il fréquenta pendant treize ans et qui joua dans dix de ses films. S’il reconnaît que celle-ci était une excellente actrice, capable de jouer dans des registres très divers, il s’efforce de se disculper et de se défendre farouchement contre les accusations graves portées par elle à son encontre. Certes, il a bien eu une liaison avec la fille adoptive de Mia (et d’André Previn), Soon-Yi, de trente-cinq ans plus jeune que lui, qui est devenue sa femme et à qui il dédie son livre, mais il n’a jamais été le pédophile qui aurait agressé la petite Dylan Farrow selon la version colportée par la « vindicative » actrice. Tout au long d’une centaine de pages (pp.295 à 388, puis 504 à 521), il s’efforce de réfuter les griefs formulés par celle-ci, évoque la procédure judiciaire et se base principalement sur le témoignage d’un autre en­fant adoptif de Mia, Moses, qui a affirmé que « nous reconnaissions que cette histoire n’était pas orthodoxe, mais la relation en elle-même était loin d’être aussi destructive pour notre famille que l’acharnement avec lequel ma mère avait fait de cette trahison le centre de nos vies ». Le lecteur friand de potins, de batailles conjugales et de règlements de comptes se régalera à la lecture de ces passages, mais point celui qui préfère s’intéresser à la carrière du cinéaste…

« Le paria »

Les dernières oeuvres de Woody Allen ont été boycottées par Amazon, mises à l’Index par l’Amérique puritaine – qui ne pardonne au cinéaste ni son idylle avec Soon-Yi (qui, « soit dit en passant », dure depuis vingt-cinq ans !) ni les accusations de Mia, Dylan et Ronan Farrow –, et boudées par de nombreux acteurs, embarrassés de travailler avec un réalisateur que le New York Times a qualifié de « monstre ». Cédant à la pression, les éditions Hachette ont même renoncé à publier son autobiographie en anglais, obligeant le cinéaste à sortir ce livre chez une petite librairie indépendante. « Le paria » n’en demeure pas stoïque et cohabite en toute harmonie avec celle qui est devenue sa femme et leurs deux enfants adoptifs. Si sa vie privée a été violemment critiquée, sa carrière cinématographique reste indiscutable et son œuvre impérissable. « Si je mourais à cet instant, je ne pourrais pas me plaindre. »


Soit dit en passant de Woody Allen, traduit de l’anglais par Marc Amfreville et Antoine Cazé, Stock, 2020, 537 p.

À 84 ans, Woody Allen a décidé de dérouler la bobine de son existence et de nous raconter sa vie, depuis sa naissance jusqu’à son dernier film. Mais il le fait à la manière de Woody Allen, c’est-à-dire avec beaucoup d’humour et d’autodérision, en véritable cinéaste : il veille à planter le décor en nous décrivant les lieux qu’il fréquente et l’atmosphère des villes...

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