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La Consolidation de la paix au Liban - Mai 2020

Venger nos droits spoliés

Quand je suis en voyage, je prends le temps de découvrir les places ainsi que les parcs et autres endroits publics qui sont, à mes yeux, à la base des sociétés florissantes. Ce sont des miroirs qui reflètent les politiques sociétales et le niveau des services assumés par l'État à l’égard de tous les groupes sociaux, ainsi que les occasions qu’il leur offre de se rencontrer et d’interagir, en particulier lorsque ces lieux sont à la portée de toutes les composantes de la société, que leurs visiteurs soient âgés, handicapés ou qu’ils s’y rendent en famille.

Photo Amal Charif

Au Liban, je me demandais toujours pourquoi nos places semblaient vides, comme si nous vivions dans des villes désertes. Était-ce l’effet de la guerre civile et de ses conséquences ? De fait, à la fin de la guerre, il n'y eut aucun travail sérieux pour reconstruire l'espace public, utiliser ces lieux ouverts et partagés pour rapprocher des compatriotes épuisés par les combats qu’ils se sont livrés. Les espaces publics restèrent comme abandonnés ; ils ne furent pas utilisés comme points de départ pour engager des débats entre les différents groupes sociaux, politiques et religieux qui sortaient d’une guerre dévastatrice à tous les niveaux et travailler avec eux pour assurer la transition de la guerre à la paix, promouvoir les concepts de partage et d'acceptation de la diversité. Au lieu de cela, les places furent transformées en parkings. Jusqu’au 17 octobre, où tout a changé.

Ce qui cette fois fait la différence, c’est la décentralisation des manifestations, ainsi que les tentes disséminées dans toutes les régions, et non plus restreintes aux places de Beyrouth. Ces « tentes » ont joué un rôle éminent, surtout dans les premières semaines. Elles permirent que des débats, des dialogues, des sessions de formation et d’apprentissages s’engagent sur de multiples sujets ; devenues des lieux de participation, d'interaction et d'échange, les tentes se multiplièrent, au point que dans le Nord libanais, une tente fut ouverte pour l'alphabétisation. Nous autres, dans l’association « HalTek », avons hésité à le faire, et finalement préféré ne pas installer de tente sur la place des Martyrs pour une présentation sur le « handicap ». Le fait est que dans notre association, nous appelons à la création d'une société inclusive qui intègre et établit l’égalité entre tous ses membres sans discrimination aucune. Nos valeurs fondamentales reposent également sur la fourniture de solutions pour améliorer la situation du pays après y avoir constaté le recul des services et la dégradation de la qualité de l'infrastructure, pour ne pas dire sa quasi-absence ; nous travaillons en outre à modifier la perception stéréotypée de la personne handicapée. Car en tant qu'individus atteints de handicap, nous avons les mêmes exigences que les manifestants et souffrons de ce dont ils souffrent. Nos demandes peuvent être différentes par certains détails légèrement plus sensibles, mais nous, comme eux, ne bénéficions pas d'assurance maladie, ni d’assurance vieillesse ; et nous, comme eux, ne vivons pas dans le luxe ni n’exerçons nos droits politiques tels que le prévoient les lois et la Constitution, sans que ce soit par négligence de notre part, mais pour de multiples raisons. Le soulèvement est un immense mouvement populaire, et nous préférons en faire partie plutôt que de nous en séparer. Nous manifestons sous les mêmes slogans sachant qu’une fois satisfaites les demandes de tous, nos demandes propres aussi le seront, plus facilement et plus rapidement.

Venus de toutes les régions et appartenant à tous les groupes d'âge et à toutes les origines sociales, les gens ont envahi les places pour récupérer leur citoyenneté volée. Ils ont mis à profit l'espace public pour se rencontrer et brandir de nombreux slogans, dont le plus important était la demande d'un État civil. Les murs de la ville ont été transformés en panneaux où se sont affichées de nombreuses exigences : certaines ironiques, d’autres sérieuses, sans oublier les insultes écrites sur certains murs, ni les tableaux qui reflétaient des capacités artistiques qui ont besoin d'espaces pour briller et s’exprimer à leur manière.

La revendication d'un État de nature civile s'est manifestée dans toute sa force le jour de l'Indépendance, réduit qu’il était auparavant à un jour de vacance ordinaire. Dans une scène qui faisait contraste avec tout ce que le Liban avait vu depuis 1943, les citoyens prirent l'initiative de recouvrer leur indépendance confisquée, après avoir été embrigadés pendant des années dans des groupements divers, régionalistes, partisans, religieux, confessionnels ou d’allégeance au chef, au détriment de leur citoyenneté et de leur appartenance à une patrie. Ce jour-là, ils décidèrent de transformer la fête de l'Indépendance en une Journée nationale civile au cours de laquelle des citoyens et des citoyennes ont défilé en ensembles civils reflétant leurs qualités professionnelles et sociales, comme enseignants, médecins, artistes, ouvriers, étudiants et autres. Il se trouva même un groupe consacré aux personnes à besoins spéciaux. Personnellement, j'aurais préféré répartir ses participants sur le reste des groupes, car je suis sûre que le groupe « Personnes à besoins spéciaux » comprenait une avocate, un professeur d'université, des professionnels et de nombreuses autres spécialisations. Car en tant que personnes handicapées, nous sommes d’abord des citoyens et faisons partie de la force de travail productive comme du pouvoir de consommation également ; nous sommes comme le reste des individus de la société. Si nous souffrons d'un handicap, nous accomplissons nos activités quotidiennes de la même manière que le reste de la société. Nous avons des besoins spéciaux, mais ils ne devraient pas nous couper des autres.

Dans des scènes que nous n’avions jamais vues auparavant, un soir, une jeune fille dans son fauteuil roulant se retrouva dans la foule, protestant comme d’autres et bloquant l’accès au pont du « ring ». Durant le débat de confiance, un jeune en fauteuil roulant, coiffé d’un casque et protégé par des vêtements imperméables, manifesta avec d’autres, faisant face aux canons à eau et aux grenades lacrymogènes. Ces deux scènes ne m’ont pas beaucoup surprise. Dès le début du mouvement, il m’arrivait de voir des jeunes, hommes et femmes, en chaise roulante sur les places, exerçant comme tous les autres leurs droits naturels de citoyens en quête de changement. Et de loin, on se saluait.

Cinq mois de la vie du mouvement sont passés, comme s’ils étaient mille jours. J’en suis convaincue, les droits défendus par les citoyens à coups de slogans se réaliseront : dans le domaine de l'éducation, dans l'utilisation des services publics, dans la participation aux élections comme candidats ou électeurs, dans le droit de la femme d’octroyer sa nationalité à ses enfants, dans le droit à l’assurance-vieillesse, dans le droit aux soins médicaux et dans bien d’autres. À ce point, je n'oublierai pas mon ami Alan, emporté par un cancer la veille même du débat de confiance, laissant aux révolutionnaires sa dernière volonté : « Vengez-moi de la boîte à médicaments. Vengez-moi de toute la pollution qui nous décime. Vengez-moi de la facture d'hôpital exorbitante qui, en deux ans, m’a coûté 80 millions de livres, que j’ai dû débourser de ma poche, parce que la Sécurité sociale ne couvre rien. Vengez-moi de notre système de santé odieux et humiliant qui nous jette aux portes du ministère et de la Caisse de sécurité sociale terroriste ».

C’est peut-être l’heure du combat pour nous venger de celui qui a spolié nos droits.


Amal Charif est activiste et directrice générale de l'association HalTek.


Les articles, enquêtes, entrevues et autres, rapportés dans ce supplément n’expriment pas nécessairement l’avis du Programme des Nations Unies pour le développement, ni celui de L'Orient-Le Jour, et ne reflètent pas le point de vue du Pnud ou de L'Orient-Le Jour. Les auteurs des articles assument seuls la responsabilité de la teneur de leur contribution.

Au Liban, je me demandais toujours pourquoi nos places semblaient vides, comme si nous vivions dans des villes désertes. Était-ce l’effet de la guerre civile et de ses conséquences ? De fait, à la fin de la guerre, il n'y eut aucun travail sérieux pour reconstruire l'espace public, utiliser ces lieux ouverts et partagés pour rapprocher des compatriotes épuisés par les combats...

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