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Petit guide de littérature indienne

Méconnue, la littérature indienne offre une une création vaste, linguistiquement diverse, multi-culturelle, pluri-ethnique, œcuménique, qui, partant de ses fondamentaux hindous, a aussi parfaitement intégré des problématiques très contemporaines : racisme, sexisme, écologie, problèmes de genre, immigration, terrorisme, urbanisation, religions, décolonisation… 

D.R.Rabindranath-Tagore

L’Inde n’est pas un pays semblable aux autres. Plutôt un univers en soi, une terre « d’antique civilisation », comme disait Malraux, avec ses 5000 ans d’histoire environ, depuis les Harappéens de la vallée du fleuve Indus (Pakistan actuel et nord-ouest de l’Inde), dont on n’est pas encore parvenus à décrypter la langue. Avec ses 28 États grands et peuplés comme des pays (l’Uttar Pradesh compte à lui seul 220 millions d’habitants), presque autant de langues nationales, parlées et écrites (hindi, bengali, marathi, tamoul, ourdou, telougou, malayalam, kannada, penjabi, etc.) avec leur littérature, deux langues de communication (le hindi et l’anglais), et d’innombrables dialectes. Naturellement, ce qui nous parvient ne représente qu’une infime partie de cet iceberg littéraire, traduite le plus souvent de l’anglais, pour des raisons de commodité.

Aux origines de tout, deux grands poèmes mystiques et épiques hindous composés en sanskrit – l’hindouisme est la religion de 80% des 1300 milliard d’Indiens : le Mahâbhârata, une œuvre collective dont la rédaction s’étale de l’époque védique (vers 1000 avant Jésus-Christ), jusqu’au VIe siècle de notre ère. L’immense poème (120 000 versets divisés en 19 livres), qui puise sa source dans l’histoire, raconte la guerre entre deux clans indo-européens, peuple qui a envahi l’Inde au IIe millénaire av. J.-C., n’en déplaise aux actuels nationalistes au pouvoir, lesquels aimeraient bien réécrire l’histoire de leur pays dans un sens plus « intégriste ». Au livre VI, figure la Bhagavad-gîta, vaste poème philosophique qui aurait été ajouté postérieurement ; et le Râmâyana, épopée en 7 parties et 48 000 vers, qui relate le combat du héros Rama pour retrouver et reconquérir son épouse Sitâ, enlevée par Râvana, le roi-démon de Sri-Lanka. Le poème, composé au Ve siècle de notre ère mais sur des bases plus anciennes, est attribué à un certain Valmiki, dont on ignore si, comme Homère, il a réellement existé.

Parmi les autres grands classiques que tout Indien cultivé connaît, la figure atypique du poète Kabîr (~1440-~1518), un modeste tisserand de Bénarès qui, analphabète mystique, n’a rien écrit mais, prêchant l’harmonie, l’amour du divin et non des différentes religions, est devenu un gourou persécuté par les puissants de son temps, mais suivi et vénéré par des millions de disciples du peuple, lesquels ont recueilli ses paroles, poèmes ou chansons, pour en faire des livres. Une partie de ses poèmes figurent dans l’Âdi-granth, le Livre sacré des Sikhs, une religion syncrétique fondée au XVe siècle par le gourou Nanak, lequel admirait profondément Kabîr. Tout comme Tagore, qui a traduit l’un de ses recueils en anglais. On peut le lire en français sous le titre La Flûte de l’infini (Gallimard, 2012).

Rabindranath Tagore (1861-1941), justement, le monument national de la littérature indienne moderne, récompensé en 1913 par le Prix Nobel de littérature, l’année même où André Gide traduisit de l’anglais et fit publier à la nrf son livre le plus célèbre, le Gitanjali, sous le titre L’Offrande lyrique. Une centaine de poèmes consolatoires face au trépas, écrits à l’origine en bengali, puis adaptés en anglais par l’auteur. Tagore était aussi musicien, chanteur, dessinateur, peintre, romancier, nouvelliste, et l’un des pionniers du combat pour l’indépendance de son pays, aux côtés de Gandhi même s’il ne partageait pas toutes les options stratégiques de celui qu’il avait baptisé Mahatma « Grande âme ». Gandhi, lui, qualifiait Tagore de « Grande sentinelle ». Et c’est l’un de ses chants en bengali, Jana Mana Gana, qui a été choisi comme hymne national par la toute jeune République, en 1950. Tagore, toujours lu et révéré aujourd’hui, est l’un des symboles de l’Inde. (Quarto/Gallimard vient de faire paraître un fort volume de ses Œuvres, dont certains textes inédits, en français).

À quelques précurseurs près, comme le Tamoul R. K. Narayan (1907-2001), romancier de l’Inde profonde des années 1930-1970, mais aussi traducteur du Mahâbhârata et du Râmâyana en anglais, ou le Bengali Satyajit Ray (1921-1992), par ailleurs grand cinéaste et musicien inspiré, le premier écrivain indien majeur de la période contemporaine, le père même du roman indien moderne, souvent fleuve, vaste, ramifié, s’appelle Salman Rushdie. Né à Bombay en 1947, devenu célèbre pour de bien tristes raisons (la fatwa lancée sur sa tête en 1989 par l’imam Khomeyni et les mollahs iraniens suite à la publication de ses Versets sataniques qu’ils n’avaient pas lus), il signe avec son premier roman, Les Enfants de minuit (Booker Prize en 1981), l’acte de naissance de la littérature indienne en langue anglaise sur la scène internationale, débarrassée de ses oripeaux coloniaux. Quoique vivant entre la Grande-Bretagne et les États-Unis, pour des raisons d’abord de sécurité puis personnelles, Rushdie est bel et bien un écrivain indien, se revendiquant comme tel, et qui peut enfin, aujourd’hui, retourner dans son pays, discrètement.

À sa suite, s’est distinguée toute une génération d’écrivains majeurs, celle des années 1990-2000, avec Vikram Seth et son Suitable Boy (Un Garçon convenable), le Parsi Rohinton Mistry, qui vit au Canada, avec son Équilibre du monde, Arundhati Roy et son Dieu des petits riens (Gallimard publie Mon cœur séditieux, un volumineux recueil d’essais et de chroniques engagés, notamment contre le nucléaire), Amitav Ghosh, Amit Chaudhuri ou encore Shashi Tharoor, Upamanyu Chatterjee… Pour la plupart, ces auteurs sont encore productifs, et connus du public francophone. On pourrait leur ajouter le diplomate Vikas Swarup et ses Fabuleuses aventures d’un Indien malchanceux qui devint milliardaire, best-seller mondial adapté au cinéma sous le titre Slumdog millionnaire en 2008.

Quant aux « nouvelles générations » et à leur formidable effervescence, c’est là que cela se complique, certains étant traduits et d’autres non, certains écrivant dans leur langue nationale (comme le Tamoul Perumal Murugan, ou Geetanjali Shree, militante du hindi littéraire), même si la plupart en anglais. On en citera : Jeet Thayil, qui est aussi performeur, avec Melanine (Buchet-Chastel), Prajwal Parajuly, l’un des rarissimes auteurs originaires du Sikkim, petit État himalayen de l’est de l’Inde, coincé entre le Tibet, le Népal, le Bhoutan et le Bengale (Fuir et revenir, éditions Emmanuelle Collas), Shoba Narayan (La Laitière de Bengalore, Mercure de France)… Du côté de la non-fiction, on notera la présence de Sanjay Subramanian, professeur au Collège de France, qui revendique dans ses essais une vision assez décoiffante de l’histoire de son pays, ou encore la toute jeune Aanchal Malhotra avec Remnants of a Separation (à paraître en mai aux éditions Héloïse d’Ormesson), un premier livre de narrative non-fiction, où elle revisite de façon très personnelle le drame de la Partition de l’Inde et du Pakistan, en 1947, mesure décidée par les Anglais, qui fit des millions de morts. La famille Malhotra, des Penjabis, a vécu dans sa chair ce terrible épisode. Aanchal l’aborde de façon résolue et décomplexée, symbole de sa génération de moins de trente ans, qui a bien l’intention de dire l’Inde, celle d’aujourd’hui et celle d’hier, avec son propre regard, indien. 

L’Inde n’est pas un pays semblable aux autres. Plutôt un univers en soi, une terre « d’antique civilisation », comme disait Malraux, avec ses 5000 ans d’histoire environ, depuis les Harappéens de la vallée du fleuve Indus (Pakistan actuel et nord-ouest de l’Inde), dont on n’est pas encore parvenus à décrypter la langue. Avec ses 28 États grands et peuplés comme des pays...

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