Le point de vue de...

Jours intranquilles à Beyrouth

D.R.Mardam-Bey-Farouk

1

Échange amical, mais un peu rude, dès mon arrivée, à propos du slogan qu’on entend partout : « Tous, cela veut dire tous ». Il était destiné en particulier, lors des manifestations de septembre 2015, à inclure l’intouchable Hassan Nasrallah dans la liste noire des prédateurs. Or si ledit slogan était alors pertinent, il l’est davantage de nos jours, Nasrallah étant devenu dans la République aouniste le maître suprême du système politique et le garant surarmé de sa reproduction. En revanche, on manque la cible en limitant ce « tous » à l’ainsi nommée « classe politique » car on épargne de la sorte la partie moins visible mais aussi influente de l’iceberg oligarchique, notamment la grande bourgeoisie financière et ses affidés. Le « dégagisme » inorganisé, ici comme ailleurs, peut paraître un moment sympathique, mais qui sait sur quoi il déboucherait, à supposer qu’on ait réussi par miracle à « dégager » les grosses légumes qui encombrent le paysage ? Certainement pas sur la République sociale tant désirée par les plus déterminés des protestataires...

2

Forcé de regarder la télé en ces deux journées de pluie torrentielle. Les représentants des partis au pouvoir disent tous, la main sur le cœur, qu’ils partagent les revendications du hirâk tout en tenant à préciser que leurs chefs respectifs ne sont pas concernés par le « Tous, cela veut dire tous ». Les aounistes, curieusement, vont plus loin que les autres. On leur aurait volé leurs propres mots d’ordre, et rien, absolument rien, n’était plus important aux yeux du président depuis son élection que les intérêts supérieurs du Liban et la rigueur dans la gestion du bien public. Allez leur expliquer qu’ils ont eux-mêmes abandonné le mot d’ordre de souveraineté nationale en se plaçant sous la houlette du Hezbollah et celui de la lutte contre la corruption en s’emparant à leur tour d’une bonne part du gâteau ! Les « experts » se relaient, eux, pour affirmer que la seule solution est la formation d’un gouvernement de technocrates. Pour quoi faire ? Pour juguler la crise financière, disent-ils. Comment ? Ils ne savent pas exactement. En quoi ils ne sont pas très différents de la partie « raisonnable » du hirâk qui réclame naïvement un tel gouvernement. Pas question pour eux, en tout cas, de sortir le pays de l’enfer néolibéral en commençant par obliger les oligarques de restituer leurs dizaines de milliards acquis frauduleusement.

3

Toutes les conversations tournent autour de deux sujets : l’agression des « chemises noires » appartenant au Hezbollah et au mouvement Amal et la mainmise des banques sur les dépôts de leurs clients. Les retraits ont été limités il y a quelques jours à 300 $ par semaine, somme qui sera probablement réduite selon la rumeur à 100 $. La colère monte, surtout celle des petits fonctionnaires et employés qui ne peuvent plus accéder librement à leurs maigres salaires, et se nourrit de la dévaluation de fait de la livre libanaise, de la hausse des prix et du mutisme complice des gouvernants. Ruée sur les banques, rassemblements furieux à leurs portes gardées par des policiers en alerte, caissiers désinvoltes ou au bord de la crise nerveuse… Toutes choses incroyables, inimaginables, dans un pays dont on a fondé la factice « prospérité » sur l’économie bancaire et qui lui voue un culte. Raison de plus d'exécrer les pontes de la finance autant que la « classe politique » . Et avec eux les idéologues du néolibéralisme.

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Dans un taxi, j’écoute à la radio l’analyse d’un journaliste mumâni‘ : L’Américain est derrière tout ça, il a réveillé ses cellules dormantes et mobilisé les nervis de Geagea qui ont occupé les places et coupé les routes. Les slogans contre la corruption qu’il a mis dans leurs bouches ne peuvent cacher son véritable objectif qui est de briser l’axe de la résistance. Regardez ce qu’il fait en même temps en Irak, et même en Iran, après avoir constaté que son complot contre la vaillante Syrie a lamentablement échoué. Ce qu’il veut dans l’immédiat, Hariri ayant démissionné comme il le lui a demandé, c’est imposer un gouvernement à sa solde dirigé par Nawaf Salam, et celui-ci, c’est bien connu, est depuis toujours son fidèle serviteur. Le Français pousse dans le même sens, le Saoudien aussi, bien sûr, en connivence, comme toujours, avec l’Israélien…

Foutaises, balivernes, propagande risible ? Certes, mais on aurait tort d’en rire. Le chauffeur hochait la tête à chaque bout de phrase en signe d’approbation – comme, je suppose, à la même heure, beaucoup de victimes du système, disposées pourtant à en découdre pour le défendre.

5

Voici que les calomnies contre Nawaf Salam se répandent sur les réseaux sociaux. Mensonges flagrants pour faire de lui l’exact contraire de ce qu’il a toujours été. Le même jour, j’apprends que des écriteaux ont été affichés aux murs de la demeure de l’éditeur et activiste Lokman Slim, ne se contentant pas des insultes coutumières, usées d’avoir tant servi, mais promettant en plus de l’assassiner : « Gloire au pistolet silencieux » ! Cela après que la tente où devait se tenir un débat place des Martyrs, dont il était l’un des organisateurs, eut été brûlée, et sa maison envahie aux cris de « sioniste, sioniste ». Le 16 décembre, ce sera le tour de Gilbert Achcar, écrivain et militant de gauche, d’être ignoblement calomnié dans deux pages entières du quotidien Al-Akhbar, organe officieux du parti divin.

Il ne sert sans doute à rien de polémiquer avec des voyous, mais on ne peut se taire non plus. « Il n’est pas mal, a écrit Voltaire, de couper une tête de l’hydre de la calomnie dès qu’on en trouve une qui remue. »

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Au moment où je quitte Beyrouth, la tendance générale est à la déprime. Certains découvrent que les méchants sont toujours capables de rebondir. D’autres que tous les chiites, sunnites et chrétiens ne se sont pas délestés de leur communautarisme. D’autres encore que les centaines de milliers de personnes engagées dans l’intifada n’avaient pas les mêmes aspirations ni la même détermination. Bref, que les beaux jours du soulèvement tel qu’ils l’ont vécu, pacifique, pluriel, joyeux, inventif, sont derrière nous. Découvertes tardives, mais salutaires si elles incitent à un nouveau départ pour une lutte de longue haleine, forcément moins massive, avec une appréciation plus claire des forces en présence et des contradictions au sein de chacune d’elles. Se poserait alors, inévitablement, la question de l’organisation, comme partout dans le monde où, ces dernières années, des mouvements populaires de grande ampleur ont secoué les pouvoirs en place sans réussir à les abattre. Depuis le 17 octobre, le grand mérite des contestataires libanais de tous bords est d’avoir accéléré la déchéance du système oligarchique, même s’il est encore en mesure de ravauder ses guenilles. Sa chute finale dépend de la réponse qui sera donnée à cette redoutable question.

1Échange amical, mais un peu rude, dès mon arrivée, à propos du slogan qu’on entend partout : « Tous, cela veut dire tous ». Il était destiné en particulier, lors des manifestations de septembre 2015, à inclure l’intouchable Hassan Nasrallah dans la liste noire des prédateurs. Or si ledit slogan était alors pertinent, il l’est davantage de nos jours, Nasrallah étant devenu...

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