Figures actives de la contestation, Dima Sadek, ex-journaliste de la LBC, et Gino Raïdy, blogueur, ont été relâchés hier sous caution d’élection de domicile après avoir été entendus de longues heures par la police criminelle sur base d’une plainte déposée par le Courant patriotique (CPL), en sa qualité de personne morale représentée par son chef Gebran Bassil. Ils sont poursuivis pour propagation de fausses informations et incitation aux dissensions confessionnelles à travers une vidéo sur les réseaux sociaux laissant penser que des partisans du CPL ont roué de coups un Tripolitain de confession sunnite dans la ville chrétienne de Jounieh.
Mardi, l’avocat du parti aouniste Majed Boueiz avait indiqué à L’Orient-Le Jour que « les deux militants poursuivis accusent le CPL d’actes auxquels celui-ci est totalement étranger », estimant que « leur objectif est de provoquer des conflits à caractère raciste ». « Dans le but de mobiliser les gens contre le parti, ils ont diffusé une vidéo pour les induire en erreur en prétendant que des partisans aounistes ont agressé un Tripolitain », a-t-il poursuivi, dénonçant « un mensonge qui constitue un délit sanctionné par la loi ». Selon Me Boueiz, la vidéo montre en réalité une équipe de la Croix-Rouge libanaise (CRL) secourant un homme qui était tombé dans un regard d’égout à Dbayé en sortant de son véhicule. « Pas du tout, rétorquait Gino Raïdy, interrogé le soir même par L’OLJ : le cas de l’homme tombé à Dbayé est tout autre. La scène que nous avons diffusée se passe au lendemain de la querelle qui avait opposé au début du mois des contestataires à des partisans de Ziad Assouad, député du CPL, devant un restaurant à Maameltein où celui-ci dînait, et qui s’était soldée par des blessures infligées à un jeune Tripolitain, Walid Raad. En signe de solidarité avec ce dernier, nous avons organisé un rassemblement au stade Fouad Chehab (Jounieh) auquel nous avons convié des manifestants de Tripoli. Après l’événement, un jeune homme qui attendait tranquillement le bus pour rentrer dans la capitale du Nord a soudain été pris à partie par des éléments aounistes qui l’ont frappé violemment en lui hurlant que le chef de l’État Michel Aoun est une couronne sur sa tête, avant de le jeter dans un regard d’égout. C’est cet homme que la CRL a secouru. »
Croix gammée
L’avocat Majed Boueiz s’est en outre indigné du fait que les deux activistes ont traité le CPL de parti « nazi », ce que Dima Sadek et Gino Raïdy n’ont pas nié.
Arrivée en avance, hier, sur l’heure de sa convocation (14h), en signe de solidarité avec Gino Raïdy qui comparaissait depuis midi, Dima Sadek a affirmé à ce propos à L’OLJ que le chef du CPL se dit lui-même « raciste ». À sa sortie du Palais de justice, la journaliste a précisé avoir été informée officiellement qu’elle est poursuivie pour diffamation et propagation d’idées racistes et à caractère confessionnel. Les accusations n’ont pas fait plier Dima Sadek, qui a réitéré devant les agents de la police criminelle ses critiques à l’encontre du CPL. « J’ai répondu que le parti aouniste est bel et bien raciste et nazi, Gebran Bassil parlant lui-même de gènes libanais. J’ai également rappelé que les partisans de Ziad Assouad ont roué de coups Walid Raad, lui demandant ce qu’il venait faire à Jounieh. » Quant à Gino Raïdy, son avocat Hussein Achi indique à L’OLJ qu’il est resté sur sa position : « Les enquêteurs l’ont interrogé à propos de la croix gammée postée sur son blog et accompagnée d’une légende faisant allusion au Courant patriotique libre. Gino a été très clair dans sa réponse : il s’est montré étonné que le CPL l’accuse d’inciter au racisme, alors que c’est ce parti lui-même qui est sectaire, donnant l’exemple des agissements provocateurs du député Ziad Assouad qui ont conduit à des dissensions confessionnelles. » L’avocat affirme qu’avant que son client soit relâché, il lui a été demandé de présenter des excuses, ce qu’il a refusé de faire.
Quelle sera la suite de l’affaire ? Hussein Achi estime qu’elle pourrait être déférée auprès du parquet d’appel, qui à son tour la transférerait devant un tribunal pénal, sachant que le délit dont est accusé Gino Raïdy n’est pas passible d’une sanction supérieure à un an de prison et ne devrait pas faire l’objet d’une enquête menée par un juge d’instruction.
Corona
Tout au long des deux séances d’interrogatoire, une centaine de protestataires, rassemblés devant le Palais de justice pour soutenir les deux activistes, ont répété des slogans entonnés tour à tour par un jeune homme et une jeune fille armés de mégaphones. Des slogans en forme d’attaques directes en direction de responsables et proches du CPL. « Gebran Bassil corona, May Khreiche corona, Ghada Aoun corona », hurlait-on. Le chef de l’État n’a pas non plus été épargné. « Allez, Michel Aoun, dégage. » On entendait par ailleurs : « Les aounistes sont devenus fous lorsque nous avons réclamé la liberté », « Le CPL est le seigneur du confessionnalisme », « L’État policier protège les voleurs », « Soldats, pourquoi ces barricades ? Les voleurs sont au Parlement », ou encore « Nous sommes la révolution qui ne se mettra jamais à genoux ».
Nayla, une designer de 30 ans, est indignée par le fait que des militants soient convoqués parce qu’ils expriment vertement leurs opinions. « Gino Raïdy ne s’impose aucun filtre et dit franchement ce qu’il pense, et alors ? Des gens réagissent physiquement et d’autres militent au moyen de leur voix. En tout état de cause, eux (les responsables) sont bien plus coupables que lui, parce qu’ils nous volent et veulent nous réprimer comme en Arabie saoudite. »
À côté d’elle, Émilie Madi, jeune photojournaliste, renchérit : « Les paroles de Gino blessent peut-être, mais elles disent la vérité. » « Il n’est pas normal qu’à chaque fois qu’on exprime son avis, on soit jeté en prison », intervient à son tour Nadine Accaoui, la cinquantaine, qui a vécu 20 ans en Suisse. Elle trouve même que « face à cette situation, proférer des insultes est normal ».Zeina, 60 ans, est du même avis. « Les jeunes en sont réduits à insulter parce qu’ils sont en colère et n’ont plus aucun autre moyen de se faire entendre », dit-elle, affirmant même comprendre « les casseurs et les contestataires qui humilient les responsables dans les lieux publics ». « Les politiciens doivent assumer et admettre qu’ils sont exposés à la contestation sous toutes ses formes », juge-t-elle avant de lancer : « À quoi s’attendent-ils alors qu’ils continuent de nous voler et de nous raconter des bobards ? » Pour cette activiste, « les Libanais ont un comportement citoyen exemplaire, d’autant qu’ils ont toujours une certaine retenue ». « S’ils connaissaient des crises similaires, d’autres pays auraient déjà été à feu et à sang », estime-t-elle.
Pour sa part, Tarek Charaf, 46 ans, expert en management et stratégie, ironise : « Les insultes sont interdites, mais dilapider les fonds publics, interdire aux Libanais d’avoir accès à leur argent, partager le gâteau dans des dossiers juteux, comme probablement celui du pétrole, est autorisé ! » Rencontrée alors que le sit-in tire à sa fin, Paula Yacoubian, députée indépendante, affirme qu’elle sort d’une audience à laquelle elle a été convoquée pour la première fois afin de faire une déposition à la suite d’une dénonciation judiciaire liée au dossier des navires-centrales, qu’elle avait présentée contre Gebran Bassil, il y a… 14 mois.
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21 h 08, le 28 février 2020