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La novlangue orwélienne de la justice au Liban : contradiction et déni de justice

Il faudrait désormais se pencher sur des cas judiciaires concrets au Liban au lieu de verser dans des généralités sur l’état de la justice et l’indépendance de la magistrature et des magistrats.

Après des années de pratique judiciaire et de tourments, j’ai essayé d’éviter la lecture de nouvelles décisions et jurisprudences. Quand on m’a cependant informé de la décision du Conseil constitutionnel n° 23/2019 du 12/9/2019 à propos de la loi n° 144 du 31/7/2019 relative au budget 2019, j’ai estimé que la décision va à l’encontre des normes mondialement reconnues et de ce qu’apprennent tous les étudiants dans des facultés de droit. Légalistes et juristes se trouvent désormais confrontés en droit à une novlangue, selon la description de George Orwell.

Le problème litigieux porte notamment sur le budget 2019, les pensions de retraite des magistrats et des nominations dans l’administration publique. Je n’entre pas dans ce qu’on appelle commentaire, mais je reproduis deux problèmes fondamentaux.

1. Contradiction entre les attendus et la clause décisionnelle : il est affirmé dans les attendus.

« Attendu que la Constitution libanaise, dans les articles 81, 82, 83, autorise les deux pouvoirs exécutif et législatif à imposer et percevoir des impôts sans violation du principe d’égalité entre les citoyens (…), il en découle que les amendements, introduits par l’article 23 à l’article 85 de la loi de l’impôt sur le revenu, sont incompatibles avec les dispositions constitutionnelles. »

À l’opposé, dans la décision finale, il est affirmé ce qui suit :

« 10. Rejet du recours visant l’annulation des articles 23, 47, 48 en conformité avec les attendus de la décision. »

La contradiction est claire, ferme, confirmée et ne relève pas d’une erreur matérielle ou typographique.

Des volumes ont paru dans le monde sur la légistique. Des congrès internationaux ont été organisés sur la rédaction des décisions judiciaires, dont le congrès à Paris de l’Association des Cours et Conseils constitutionnels francophones, les 15-16/11/2017, congrès auquel j’ai moi-même participé et dont les Actes ont paru récemment dans un ouvrage. Faudra-t-il désormais introduire cette nouvelle rédaction des décisions dans le Codex de la Commission de Venise spécialisée dans la justice constitutionnelle ?

Les 11 députés qui ont présenté le recours devant le Conseil constitutionnel ont le droit de réclamer une explication sur cette contradiction, le problème étant d’une grande importance et concerne les pensions de retraite de tout le cadre judiciaire au Liban.

2. Déni de justice désormais appelé au Liban « adam al-tasaddî » (ne pas affronter) : dans l’examen (ou plutôt non-examen) du litige à propos de la constitutionnalité du dernier alinéa de l’article 80 relatif « à la sauvegarde du droit des candidats ayant réussi aux concours et examens organisés par le conseil de la fonction publique en conformité avec la décision du Conseil des ministres et dont les résultats ont été proclamés en vue de leur affectation dans les administrations publiques », il est affirmé dans les attendus de la décision :

« Le dernier alinéa de l’article 80, en dépit de sa conformité avec la Constitution, soulève un problème épineux (mawdû’an shâ’ikan) lié, et même de façon indirecte, à l’interprétation de l’article 95 de la Constitution.

« Le président de la République a transmis à la Chambre des députés une demande visant à l’interprétation de l’article 95 de la Constitution.

« La Chambre des députés, déjà saisie du problème, a fixé la date de sa réunion pour l’interprétation de l’article 95 le 17 octobre 2019.

« Aussi le Conseil constitutionnel ne décide pas l’invalidation du dernier alinéa de l’article 80. »

Dans la clause décisionnelle finale, on affirme :

« 13. Ne pas affronter (adam al-tasaddî) le problème de la constitutionnalité de l’article 80 en vertu des attendus précités. »

« Ne pas affronter » est-il un nouveau concept juridique et judiciaire au Liban ? S’agit-il d’une nouvelle dénomination du déni de justice ? Existe-t-il des « problèmes épineux » (mawâdi’ shâ’ika) que la magistrature doit éviter et s’interdire « d’affronter » (tasaddî), et laisser leur règlement à des compromissions et des rapports de force ? Le Conseil constitutionnel n’est-il plus la magistrature constitutionnelle suprême ?

La justice constitutionnelle au Liban est-elle désormais assujettie aux deux pouvoirs exécutif et législatif ? Est-il permis désormais à la magistrature d’« éviter, ne pas affronter » (adam al-tasaddî) les problèmes épineux, alors que les Libanais réclament la lutte contre la corruption au plus haut niveau ?

Dans une société de droit, il appartient aux citoyens de régler par le dialogue, la médiation et la négociation les problèmes mineurs et ne soumettre à la justice que les « problèmes épineux » pour la défense de droits fondamentaux : libertés, égalité, dignité, équilibre dans les relations contractuelles et la vie publique… La magistrature libanaise n’est-elle plus désormais concernée par « les problèmes épineux » ? Va-t-elle désormais éviter « d’affronter » ?

Affronter (tasaddî) signifie dans tous les dictionnaires, « aller hardiment au-devant de, résister, s’opposer, faire face à, remédier… » (Le Robert, Littré, al-mungid, al-Mawrid al-thulâthî, Lisan al-‘arab…).

Désormais « les problèmes épineux » sont-ils extrajudiciaires, hors la loi ?


Il faudrait désormais se pencher sur des cas judiciaires concrets au Liban au lieu de verser dans des généralités sur l’état de la justice et l’indépendance de la magistrature et des magistrats.Après des années de pratique judiciaire et de tourments, j’ai essayé d’éviter la lecture de nouvelles décisions et jurisprudences. Quand on m’a cependant informé de la décision du...