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Agenda

Le Liban et le caractère irréversible de l’intifada

Face à la corruption économique et politique de la classe dirigeante, associée à une perte de souveraineté, les Libanais passent du ras-le-bol à la révolte. Les autorités au pouvoir ont longtemps misé sur leur créativité pour introduire des dynamiques constamment renouvelées en vue de dompter le peuple, l’apaiser, voire l’engourdir. Cependant, les manifestations sont les conséquences d’un cumul systématique de mauvaise gestion et de charlatanisme. Elles ont mis en évidence le caractère caduc et l’échec de ces dynamiques trompeuses, d’une part, et la prise en main de la situation par les Libanais, d’autre part.

Il serait utile de reconnaître que le peuple libanais, toutes affiliations sectaires, sociétales, voire partisanes confondues, a d’abord brisé les tabous de la peur et de l’hésitation, tout en court-circuitant le pari des autorités à lui faire sentir qu’il est redevable pour ce qui lui revient de droit. Dans un deuxième temps, il a surmonté les barrières à caractère confessionnel, sectaire et politique qui, visiblement, ont été montées de toutes pièces. Cela ne peut que nous pousser à examiner de près les causes profondes de ce soulèvement, tout en essayant de sonder les différentes phases de sa mise en pratique et les éventuels risques de son échec. Nous serions alors en mesure de déterminer si ce soulèvement pourrait réellement jeter les bases d’un changement réel et libérer le Liban de ceux qui ont miné sa souveraineté, son administration et ses politiques en faveur de la non-gouvernance et d’un régime clientéliste pourri et pernicieux.

Mesures d’austérité

et libertés publiques

La détérioration croissante de la situation économique a brisé la relation déjà tendue entre les non-partisans et le pouvoir. La référence aux non-partisans est fondamentale dans la mesure où il était devenu évident que la majorité des manifestants, désignés souvent par la « majorité silencieuse », était loin de toute polarisation politique. Il s’agit d’un indicateur principal de l’impasse dans laquelle se trouvent aujourd’hui les partis traditionnels qui puisaient leur légitimité de la passivité de cette majorité silencieuse et de la présence de partisans devenus des subordonnés. Les mesures d’austérité semblent être la force motrice des non-partisans, mais aussi de partisans ayant enfin compris que ceux qui les subjuguaient pour protéger leurs propres intérêts abusaient de biens publics qu’eux-mêmes devraient partager avec leurs concitoyens. D’où ce nouveau refus commun de se sentir redevable et de se voir enlever le pain de la bouche. Il s’agit d’une étincelle de rejet psycho-social combiné.

Les libertés publiques semblent être un autre élément fondateur du soulèvement. La persistance des tentatives tant directes qu’indirectes de museler la libre expression au cours des derniers mois a clairement montré que les autorités n’avaient visiblement pas compris que les citoyens, comme en 2005, étaient parfaitement capables de contrecarrer toute action pouvant mener à nouveau à un État policier, malgré l’absence d’un équilibre des forces adéquat. Les gens sont venus confirmer le langage suivant : « Vous pouvez, en tant qu’alliance autoritaire, vous conformer aux diktats du plus fort, mais sachez que nous n’allons pas nous soumettre à vous et nous ne serons pas avec vous et, le moment venu, nous rétablirons la souveraineté perdue, et à ce moment-là vous devriez partir. »

Soulèvement populaire,

mise en pratique

Ils ont afflué de l’extrême nord vers l’extrême sud. Ils ont occupé les lieux selon une distribution géographique intelligente pour éviter que des fauteurs de troubles sapent un mouvement entièrement décentralisé. Ils ont réclamé le départ des dirigeants et la remise du pouvoir à des spécialistes. Une autre alternative serait une phase de transition en vue de tenir des élections législatives anticipées, en réclamant des comptes aux corrompus et en restituant les fonds pillés.

Une mise en application du mouvement, d’entrée de jeu, réside dans la clarté des slogans, alors qu’une mise en pratique décisive et concrète nécessite la formation d’un leadership collectif et habile, non hiérarchisé, composé de spécialistes et qui offrirait un modèle sérieux susceptible de répondre aux aspirations du peuple selon un agenda précis. Cela requiert une approche précise et l’identification de toute tentative de saper le mouvement.

Risque d’échec ou d’avortement

Le pouvoir en place a plusieurs cartes en main pour faire avorter le mouvement, soit en le transformant en émeutes perpétrées par des groupes organisés, ou en exerçant son droit constitutionnel de déclarer l’état d’urgence, soit en imposant un coup d’État silencieux avec un recours abusif à la force.

Il y a également un risque d’autoavortement du mouvement à moins qu’un groupe sectoriel transversal se mette d’accord sur une initiative intégrée qui serait la boussole vers la réalisation des objectifs à travers des moyens différents. Une telle initiative serait associée à la résilience des manifestants.

Il n’y a pas de panacée. Il s’agit plutôt de tâter le pouls du peuple en termes de revendications et de prendre des mesures progressives pour lutter contre l’intimidation, l’arrogance et les menaces destructrices de « scier la branche sur laquelle nous sommes assis », auxquelles les autorités peuvent avoir recours.

Par ailleurs, le mouvement risque de glisser vers la logique de « nous ou le chaos », du moins selon ceux qui croient diriger le pays d’une main de fer. Les élites académiques et les médias ont un rôle fondamental à jouer pour renforcer l’immunité du soulèvement.

Il serait absurde de lutter contre la corruption sans restaurer la souveraineté. La base de toute souveraineté est l’État uni, une décision unique et une gouvernance souveraine, sinon la corruption sera toujours au rendez-vous.

Perspectives

Le Liban se trouve devant une opportunité historique inouïe de se débarrasser du mythe d’un régime ridicule plus fort que l’État et qui porte atteinte à la dignité des citoyens. Il est difficile de prédire avec précision les résultats de ce soulèvement. Néanmoins, il a permis d’établir un certain nombre de faits.

D’abord, toutes nos excuses aux Libanais, pour avoir cru que seule une élite avait réussi à dépasser un confessionnalisme profondément enraciné. Les derniers jours nous ont prouvé le contraire. Toutes nos excuses pour avoir cru que ce qu’on disait sur la résilience des Libanais n’était qu’une excuse pour ne pas agir et assumer la responsabilité citoyenne de participer à la gestion du pays.

Ensuite, le soulèvement a prouvé que le Hezbollah a kidnappé la communauté chiite et que le tandem chiite n’était pas représentatif de la majorité chiite. Les événements survenus à Tyr, à Nabatiyé et dans d’autres régions ont montré que trente années d’hégémonie exercée par le Hezbollah et l’Iran n’ont pas réussi à étouffer la libanité ou le patriotisme d’une composante majeure de la société libanaise, et que la culture de vie était encore plus forte que la culture de mort. En outre, le soulèvement a montré que la communauté sunnite était loin d’être silencieuse et qu’elle était un élément actif et influent. Ce n’est pas une exagération que de dire que les musulmans libanais, chiites et sunnites, constituent l’épine dorsale du soulèvement, aux côtés des chrétiens.

Troisièmement, le soulèvement est tombé comme un couperet sur un groupe chrétien qui prétend représenter la majorité chrétienne. Ses promesses illusoires n’ont d’égal que le ressentiment des manifestants.

Quatrièmement, en dépit des tentatives de faire croire que le soulèvement n’a pour but que de revendiquer des droits, les Libanais restent profondément convaincus que les causes fondamentales de la crise ne résident pas dans l’arithmétique, le rationnement, le budget et les impôts, et qu’elles ne peuvent être réglées par des politiques ou des réformes économiques. La crise est structurelle, politique, et porte sur la souveraineté. Elle est due au contrôle qu’exercent le Hezbollah et ses alliés, tous partis confondus, sur les décisions politiques et sécuritaires, tout en essayant par tous les moyens d’entraîner le Liban vers une situation contraire à son histoire.

En tout état de cause, ce qui s’est passé a été, à tous égards, une surprise et un réveil brutal. La vacance du pouvoir dont certains mettent en garde et qui serait la conséquence de ce mouvement était déjà là. La vacance n’est pas simplement dans l’absence de gouvernement, de président ou de Parlement, mais l’absence de gestion. Les autorités au pouvoir ne géraient pas le pays mais leurs intérêts. Reste toutefois le spectre des armes illégales et d’éventuelles mesures que prendrait le Hezbollah en faveur d’intérêts étrangers non libanais. C’est là tout le danger.

Face à la corruption économique et politique de la classe dirigeante, associée à une perte de souveraineté, les Libanais passent du ras-le-bol à la révolte. Les autorités au pouvoir ont longtemps misé sur leur créativité pour introduire des dynamiques constamment renouvelées en vue de dompter le peuple, l’apaiser, voire l’engourdir. Cependant, les manifestations sont les...