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Nos Lecteurs ont la Parole - Nada KHOURY

La « revolución » de Pablo, Hélène, Etel, Dorothy et les autres...

Ses œuvres accrochées sur les cimaises du musée Sursok, l’artiste catalan se demande quels sont ces cris de protestation qui s’élèvent des différentes places et qui, du jour au lendemain, l’ont plongé, lui Pablo Picasso, dans le noir. Il n’est certes pas seul, sa grande famille l’accompagne. Le musée n’ouvre plus ses portes, lui a-t-on annoncé, par solidarité avec le mouvement révolutionnaire déclenché le 17 octobre, revendiquant – entre autres – la démission du gouvernement et dénonçant la corruption et l’incompétence de la classe politique indifférente à l’appauvrissement d’un peuple qui émerge enfin de sa longue, très longue léthargie. Pablo est habitué aux files en serpentin qui se forment devant les musées et autres lieux culturels, même quand l’exposition ne comporte qu’un nombre restreint de ses œuvres. Le visage collé contre le vitrail du 1er étage, il guette un visiteur et se désole de ne repérer aucune âme qui vive dans l’enceinte du musée.

« Un tableau ne vit que par celui qui le regarde. » Tout comme le zaïm qui ne s’anime que face à ses zélateurs. Sauf que le zaïm ressemble plus à une croûte grossièrement encadrée qu’à un chef-d’œuvre qu’on s’arracherait.

Dehors les cris s’intensifient. « Thaoura », arrive-t-il à distinguer parmi les chants et les slogans qui se succèdent sans répit. Ses enfants s’agitent sur les toiles et réclament d’autres jeux. Ses femmes fragmentées s’impatientent et implorent d’autres poses. Autant retrouver les contestataires sur la place publique. Se rallier aux nombreux artistes qui dessinent leur révolution sur les murs de la ville. À leur poing tendu il s’accrochera en hurlant « Revolución ! Revolución ! » et empruntant leurs pinceaux il improvisera leur Guernica sur les blocs de pierres encore épargnées par leur insurrection.

« La peinture n’est pas faite pour décorer les appartements, c’est un instrument de guerre, offensif et défensif, contre l’ennemi. »

Malgré les supplications de sa famille, sans plus tarder Pablo dévale les escaliers. Il s’apprête à ouvrir la porte quand il entend des cris étouffés, des voix de femmes qui visiblement protestent au sous-sol du musée.

« At the still point of the turning world there the dance is. » Ce vers tiré du poème de T. S. Eliot inaugure l’exposition. Temps suspendu ? Ou mouvement ininterrompu par la danse ? Et quelle danse ? Des corps ou des pinceaux ? Ou de la pensée qui insuffle le mouvement, le geste créatif, et qui fait tourner le monde ?

Les bras tendus, Hélène Khal s’avance et invite le maître catalan à prendre place parmi eux dans la « Galerie One » (créée avec son mari Youssef en 1963) où, une fois par semaine, les artistes, les poètes et les écrivains avaient l’habitude de se retrouver pour échanger des idées et tenter de faire évoluer le monde. Il serre les mains de tous ces intellectuels libanais de l’avant-guerre – laquelle au juste des guerres ? Peut-être toutes les guerres, celles menées contre la violence, l’obédience et l’ignorance. Leur liberté. Toujours cette même liberté revendiquée sur toutes les places à travers une danse carnavalesque : « At the still point of the turning world there the dance is. » Et seuls les enchaînés sont incapables de danser. De battre la mesure. De s’engager dans la ronde des assoiffés. Des opprimés.

Au milieu de la grande salle au sous-sol du musée, une tente de fortune se dresse pour abriter à nouveau leurs rencontres hebdomadaires. Pablo tient la chaise sur laquelle successivement se hissent Hélène, Huguette, Salwa, Simone, Yvette, Dorothy et Etel... Non seulement pour tracer sur la toile le nom de la Galerie One, mais pour dessiner la chaîne humaine qui s’est formée tout le long de la côte libanaise et à laquelle elles auraient aimé, forcément, se rallier.

Pablo s’impatiente. Il a le sentiment inconfortable de n’être qu’un chevalet sur lequel se superposent les toiles de ces femmes pionnières. Au 1er étage du musée, Olga, Dora, Marie-Thérèse, Françoise... tentent de se détacher du cadre pour entrer, à leur tour, dans la danse. Mais les muses ont beau s’agiter, le génie de Picasso les a figées dans d’immuables postures. Et la femme enceinte, debout, se retient à jamais de perdre les eaux. À quoi bon ? Pablo accouche de chefs-d’œuvre à chacune de ses contractions.

Il grimpe enfin sur la chaise pour se fondre à son tour dans la chaîne humaine. Etel lui donne la main encore barbouillée de couleur. De l’autre elle tient fermement celle de Youssef qui assure sceptique que « la poésie est dans l’impasse » pour être déclamée désormais sur les places. Il hésite. La poésie est en déclin. Et pourtant, entraîné par Pablo, Hélène, Simone, Dorothy, Huguette et Etel... une fois atteinte la place des insurgés, tel un étendard, il brandit sa revue Shi’r et se rue sur les forces armées, opposant au bâton d’une vacillante autorité le souffle nouveau d’une poésie inspirée. Inespérée. Réinventée.

Les textes publiés dans le cadre de la rubrique « courrier » n’engagent que leurs auteurs et ne reflètent pas nécessairement le point de vue de L’Orient-Le Jour.

Ses œuvres accrochées sur les cimaises du musée Sursok, l’artiste catalan se demande quels sont ces cris de protestation qui s’élèvent des différentes places et qui, du jour au lendemain, l’ont plongé, lui Pablo Picasso, dans le noir. Il n’est certes pas seul, sa grande famille l’accompagne. Le musée n’ouvre plus ses portes, lui a-t-on annoncé, par solidarité avec le...

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