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Moyen Orient et Monde - Reportage

L’offensive turque en Syrie rassemble pro et anti-Erdogan

Malgré les désaccords au sein de la société turque, l’opération militaire dans le nord de la Syrie ne suscite pas de critiques, dans un climat où celles-ci ne sont pas tolérées.

Le président turc, Recep Tayyip Erdogan, hier, à Istanbul. Photo Reuters

Tranquillement attablé avec un ami face à un jeu de backgammon, Osman roule une cigarette sur l’une des innombrables terrasses animées qui pavent le quartier jeune et progressiste de Kadiköy, à Istanbul, à mille kilomètres de la frontière turco-syrienne où se déroule l’opération « Source de paix », lancée le 9 octobre par la Turquie contre les milices kurdes, alliées de la coalition internationale dans les combats contre l’État islamique. « L’opération aurait dû avoir lieu plus tôt, regrette-t-il. La France, les États-Unis, le Royaume-Uni… Leurs villes ont été attaquées par Daech, alors ils sont intervenus en Syrie. La Turquie aussi a le droit de se protéger. »

Si la communauté internationale est critique envers l’offensive d’Ankara, les Turcs en grande majorité semblent soutenir l’opération coûte que coûte, qu’ils cautionnent ou non la politique d’Erdogan. Alors que les sportifs turcs exécutent fièrement le salut militaire, comme les footballeurs de l’équipe nationale contre l’équipe de France lundi, des stars postent sur Instagram des promesses de dons à une fondation en faveur des familles de soldats. Un sondage, publié dans le quotidien nationaliste Yeni Safak, annonce 75,6 % d’opinion favorable à l’intervention. Mais l’information libre et impartiale est rarissime en Turquie. Dans les journaux – pratiquement tous sous la coupe du gouvernement –, les mêmes éléments de langage mettent en avant l’unité de la Turquie, pour laquelle les « martyrs » sont tombés au front, sous le feu des « terroristes » de la zone à « nettoyer ». Le CHP, principal parti d’opposition, s’est lui aussi mis dans le rang derrière le reïs. Seul un de ses députés, Sezgin Tanrikulu, s’est risqué à la critique, qualifiant l’intervention « d’injuste ». Peu après, il a fait l’objet d’une enquête judiciaire, preuve que, si le consensus semble total, la parole d’opposition est surtout durement muselée en Turquie.

« L’Europe nous critique toujours »

L’opération en Syrie vient renforcer le fossé entre les Turcs et les Occidentaux. Les blâmes en provenance des alliés occidentaux ont déçu, une fois de plus, de nombreux Turcs, qui se sentent négligés, à l’instar de Osman. « Les États-Unis, l’Europe, tous reconnaissent le PKK comme des terroristes. La même organisation utilise différents noms selon les pays. En Syrie, c’est “YPG”. Les liens avec le PKK sont évidents : des posters à l’effigie de Abdullah Öcalan (le leader du PKK, emprisonné en Turquie, NDLR) sont affichés partout dans les villes du nord de la Syrie sous leur contrôle. L’opinion publique à l’étranger le sait très bien. » Le désamour s’est aussi accentué chez la timide Gözde, 27 ans. « Quoi que nous fassions, l’Europe nous critique, dénonce cette professeure de mathématiques devant son çay. Le PKK nous attaque depuis des décennies, il faut mettre fin au terrorisme. »

Qu’il s’agisse du PKK, dont la guérilla en Turquie depuis 30 ans a fait 40 000 morts, ou des YPG, l’ennemi a le même nom, sur les unes des journaux comme dans la bouche de la majorité des citoyens : « terör », le terrorisme. Recep Tayyip Erdogan martèle cette rhétorique dans ses discours politiques depuis des années. Le président turc a réussi à créer un consensus exceptionnel autour de la lutte antiterroriste auprès des Turcs habituellement en désaccord sur l’économie, le chômage ou même sur sa propre personne. Même ceux qui ne le cautionnent pas abondent dans son sens.

Apolitique, Osman se dit mécontent du gouvernement, quand bien même il a voté pour Binali Yildirim, le candidat AKP (parti du président), à l’élection municipale d’Istanbul. Gözde, elle, avait choisi Ekrem Imamoglu, le candidat de l’opposition qui a fini par l’emporter. « Je votais pour l’AKP avant, mais ce ne sera plus le cas. Les résultats économiques sont trop mauvais », explique la professeure de maths, au lendemain de la publication des chiffres du chômage, qui touche 14,2 % des 15-64 ans.


(Lire aussi :  Syrie : une victoire à court terme pour le reïs)


« Parce que nous sommes ottomans »
Assis face à Gözde, Alper, architecte de 29 ans, ne se reconnaît dans aucun parti politique et déserte les bureaux de vote. Mais il défend bec et ongles l’intervention militaire turque. « Moi, je suis d’origine kurde, insiste-t-il. Ici, en Turquie, nous sommes tous égaux, Turcs comme Kurdes. Je déteste faire cette différenciation, je n’ai moi-même jamais été victime de discrimination. D’où que vienne la menace, je serai contre. » Entre deux rasades de thé, droit comme un I, Alper tient à clarifier les ambitions de sa patrie. « Il s’agit juste de notre sécurité : nous n’avons pas d’avantages économiques là-bas, ni de volonté de contrôler ce territoire. » C’est pourtant « parce que nous sommes ottomans » que Mine justifie l’intervention militaire turque. Adossée à la rambarde qui épouse la rive asiatique du Bosphore dans le quartier conservateur d’Üsküdar, cette femme voilée de 46 ans aux yeux rieurs est en partie guidée dans son soutien à l’offensive par le sentiment antioccidental, grandissant dans la société turque. « Eux sont en croisade. Ils voient l’Empire ottoman comme une menace et ont empêché la Turquie de mener cette opération depuis longtemps », tranche-t-elle, sans vouloir révéler son affiliation politique.

Ce qui la convainc aussi de soutenir l’opération est cette lassitude vis-à-vis du conflit avec le PKK, qui traverse les générations. « Mes deux frères ont fait leur service militaire dans les années 1980 à Siirt, dans le Sud-Est. Ils ont vu leurs amis mourir et sont revenus souffrant de troubles psychologiques... Les gens qui vivent en dehors de la Turquie ne comprennent pas ce que nous vivons. Ce sont des racistes, des anti-Turcs », soutient-elle, convaincue de l’insularité diplomatique de son pays.

Isolé sur une table à l’écart du brouhaha d’un des meyhanes, ces restaurants traditionnels de mezzé, éclairés par les lampions festifs de Kadiköy, Taner, 55 ans, lunettes sur la tête et poches sous les yeux, secoue la tête à l’évocation du consensus qui unit presque tous ses concitoyens. Lui n’explique l’opération que d’une seule façon.

« Erdogan veut gagner les prochaines élections à travers cette mobilisation nationale. Sa politique étrangère sonne faux : il a soutenu les jihadistes de Daech, puis de l’Armée syrienne libre, selon ses intérêts. Cette guerre a été commencée par les États-Unis, nous n’avons rien à y faire », dit-il, fataliste, face aux assiettes retournées n’ayant pas accueilli de mezzé ce soir.

Il est l’un des rares à ne pas se sentir menacé par les YPG ou même le PKK. « Un État kurde va être fondé, un jour. Ça ne me pose pas de problème, du moment que les gens sont libres de choisir. » Si la parole d’opposition est rare, c’est aussi car elle est dangereuse. D’après l’agence étatique Anadolu, 186 personnes ont été placées en garde à vue pour « propagande terroriste » après avoir critiqué l’opération turque en Syrie. Peu loquace, Taner fait partie des militants du HDP, le parti gauchiste pro-kurde, le seul de la classe politique turque à s’être opposé à l’offensive. Au fil des mois, plusieurs de ses maires élus sont destitués car accusés d’être liés au PKK. Après une manifestation pour le septième anniversaire de leur parti la semaine dernière, neuf de ses membres ont été arrêtés. « Je ne peux pas donner mon opinion dans l’espace public, confie Taner. Ceux qui le font finissent en prison. »


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