L’affaire Amer Fakhoury est typique de la légèreté avec laquelle les Libanais ont « tourné la page de la guerre » sans la tourner, sans rien faire pour l’assumer et se pardonner les uns aux autres le malheur, les atrocités et les morts qu’elle a provoqués de trop longues années durant.
En fait, indépendamment des idéologies, cette guerre multiforme continue de faire rage dans les esprits et les cœurs, et l’arrivée au Liban du bourreau de la prison de Khiam, par l’aéroport de Beyrouth, « comme si de rien n’était », en est la preuve flagrante, criante.
Dimanche, à Khiam, un ancien détenu témoignait de la mort atroce infligée par le geôlier en chef de la prison à un homme qui partageait sa cellule. Le malheureux avait perdu ses nerfs et, incapable d’en supporter d’avantage, s’était précipité sur la porte de fer sur laquelle il s’est mis à frapper en hurlant.
« L’homme a été retiré de sa cellule, raconte son codétenu, et nous avons entendu ses gémissements toute la nuit. Le matin, il était mort, suspendu à un poteau, par les pieds. Ses proches ne savent toujours pas, aujourd’hui, où il a été enterré ! » Et l’homme de relever son pantalon et de montrer les prothèses qui l’aident à rester debout, parce que ses vaisseaux sanguins avaient été irréparablement abîmés par les postures qu’on lui a fait prendre en prison, où il a passé plusieurs années. Les niches où l’on engouffrait accroupis les détenus sont là pour donner la mesure du sadisme des bourreaux.
Et l’on veut que ces hommes oublient ! Et l’on veut qu’ils pardonnent ? Mais pour accorder le pardon, il faut encore que quelqu’un le demande ! De quelle légèreté impensable font preuve ceux qui croient que des délais de prescription légaux peuvent venir à bout du traumatisme collectif que fut notre guerre, nos guerres !
Quel délai de prescription légal peut dispenser un homme de demander pardon pour une offense aussi immense ; pour avoir traité son semblable comme moins qu’un animal. Pour avoir abandonné des hommes parqués dans une cellule faire leurs besoins dans un seau, les uns devant les autres, à longueur de journée, dans une odeur et une chaleur pestilentielles.
Nous n’avons rien oublié, même si une loi d’amnistie absurde a absous les coupables de leurs peines. Leur responsabilité n’a pas disparu. Elle est tapie dans la conscience de ceux qu’ils ont fait souffrir, et parfois dans leur propre conscience.
Car la colère indignée des anciens détenus de Khiam n’est pas orpheline. Tout Libanais en porte en lui le germe. Pensons aux parents des disparus, abandonnés à leurs souffrances psychologiques. Les atrocités de la guerre, on les glane parfois au fil des conversations de salon. Pensons aux innocents achevés à coup de hache, aux miliciens exécutés, aux blessés achevés sur leur lit d’hôpital, aux hommes noyés vivants, à ceux qu’on a obligé à sauter dans le vide et qui en sont restés invalides, aux hommes lynchés et traînés derrière les jeeps, aux mères et enfants fauchés par des voitures piégées.
Et pour répondre à un député qui a osé soulever le problème, en quoi les souffrances infligées par l’occupant syrien et ses affidés locaux peuvent-elles alléger celles des victimes des alliés d’Israël ? En quoi elle l’excuse ? Les crimes contre l’humanité, les crimes de guerre n’ont pas de nationalité, ils sont imprescriptibles, et ce n’est pas une circulaire qui en viendra à bout.
Car les souvenirs de la guerre sont encore vivaces dans les esprits, et le temps n’y pourra rien. Ils seront transmis de génération en génération, jusqu’à ce que les Libanais décident de les assumer, en se pardonnant les souffrances qu’ils se sont infligés. Certains de nos politiciens, qui ont mis le doigt sur la plaie, en ont fait l’amère expérience. Il ne faut pas moins qu’une commission nationale qui fasse la vérité, sinon la justice, sur les conduites monstrueuses que nous avons suivies durant la guerre, pour remettre les Libanais de leurs souffrances. Les Sud-Africains l’ont fait, il n’y a pas de raison pour que nous ne puissions les imiter. Aurons-nous un jour le courage de regarder nos horreurs en face, ou resterons-nous, éternellement, des lâches ?
commentaires (6)
NON ! Nous ne le sommes plus depuis 2000.
FRIK-A-FRAK
17 h 28, le 17 septembre 2019