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Idées - Extraits

Le Palais de justice d’Istanbul, « cimetière des dossiers roses »

Depuis le putsch manqué du 15 juillet 2016, la Turquie d’Erdogan vit en coupe réglée : en trois ans, des dizaines de milliers de juges, universitaires, journalistes, militaires ou simples citoyens ont été embastillés et condamnés à des peines défiant l’entendement. Parmi eux, l’ancien rédacteur en chef du journal « Taraf », Ahmet Altan, arrêté avec d’autres intellectuels en septembre 2016 et condamné à perpétuité pour « tentative de renversement du gouvernement par un coup d’État ». Si cette condamnation a été cassée en juillet dernier par la Cour suprême (valant notamment à son frère Mehmet d’être relaxé), il continue de croupir en geôle pour d’autres chefs d’inculpation. À l’occasion de la publication en français, la semaine prochaine, de ses écrits de prison, nous avons choisi de publier en intégralité le chapitre consacré à sa première convocation au tribunal, où l’écrivain dévoile avec une ironie mordante les ressorts d’une justice livrée au règne de l’absurde.

Ahmet Altan. Photo DR

L’aube approche, mais il fait encore noir. Mehmet et moi patientons au septième étage du Palais de justice, dans un couloir dont le sol pailleté de micas fluorescents évoque une cafétéria de province américaine. Une douzaine de policiers montent la garde autour de nous. Nous sommes tous deux amaigris ; nos visages portent les stigmates de la malnutrition et du manque de sommeil.

Après nous avoir enfermés pendant douze jours dans les cachots de la police, un soir on nous a brusquement tirés de nos cellules et amenés au Palais de justice. Là, ils nous ont jetés à l’étage inférieur, dans une pièce fermée par des barreaux, avec des bancs en bois fixés au mur. Nous nous sommes assis sur un des bancs. À nos côtés, un autre prévenu qui devait être jugé en même temps que nous et que nous rencontrions pour la première fois.

La télévision accrochée au mur en face de moi retransmettait une série turque. L’image était mauvaise, le son grésillant. À côté de l’écran de télévision, un panonceau indiquait : « Interdit à toute personne étrangère au service de toucher au téléviseur. » Nous avons attendu un peu plus de trois heures. Puis des policiers sont venus me chercher. Ils m’ont emmené chez le procureur. Mon avocat m’accompagnait.

Le procureur devant lequel je comparaissais était celui qui avait donné l’ordre de nous arrêter, mon frère Mehmet et moi, au motif que nous aurions adressé un « message subliminal » lors d’une émission de télévision à laquelle nous avions participé peu avant la tentative de coup d’État du 15 juillet. La pièce était étroite. Le procureur a pris ma déposition. Il ne m’a posé aucune question sur le coup d’État ou ses acteurs, ni sur le « message subliminal » que nous aurions diffusé. Ses questions portaient toutes sur un journal que nous avions fondé dix ans plus tôt et dont j’avais été le rédacteur en chef pendant cinq ans avant de démissionner en 2012 ; il voulait des renseignements sur ce qu’on y publiait.

Il a fini par glisser : « Nous avons établi qu’il existait des liens entre votre journal et les putschistes.

– Quelles sont vos preuves ? » ai-je répondu.

Alors il a prononcé cette phrase tout droit sortie des films de Hollywood et qu’il brûlait manifestement de placer enfin : « C’est moi qui pose les questions ici.

– Posez les questions que vous voulez, ça ne vous en oblige pas moins à produire les preuves du fait que vous prétendez établir. »


Évidemment, le procureur n’avait aucune preuve à apporter ce jour-là pas plus que les suivants. Il était très nerveux. Il n’arrêtait pas de faire les cent pas dans son petit bureau. Il passait son temps à s’asseoir et à se relever de son fauteuil.

Vers le milieu de l’audition, du sang s’est mis à couler de son oreille. Et en même temps qu’il essayait de faire cesser le saignement en s’enfonçant des mouchoirs en papier dans l’oreille, il continuait à m’interroger sur des articles vieux de six ou sept ans. Les mouchoirs ensanglantés s’accumulaient sur son bureau.

Notre entretien s’est achevé au milieu d’un délire de mouchoirs tachés de rouge, sans que le procureur m’ait posé la moindre question sur le coup d’État. Les policiers m’ont ramené dans ma cellule au premier étage. C’était au tour de Mehmet d’être interrogé. Il faisait presque nuit.

Je me suis assis sur le banc et j’ai regardé la télévision ; c’était une scène de fusillade, deux bandes rivales se tiraient dessus. Puis un jeune homme et une jeune fille s’enfuyaient main dans la main.

Les questions du procureur ne m’avaient pas aidé à comprendre de quoi j’étais accusé. Rester assis me fatiguait ; je faisais des allers-retours d’un mur à l’autre. À deux heures du matin, ils ont ramené Mehmet. L’attente a repris.

Soudain, toute une troupe de policiers a débarqué ; on nous a fait remonter là-haut. Le procureur nous envoyait devant le tribunal avec une « demande d’incarcération ». C’était un tribunal à un seul juge. Dans une petite salle surchauffée.

Pour lutter contre cette chaleur étouffante, le juge passait son temps à rejeter en arrière sa bavette, s’en servant comme d’un éventail. Si nous avions officiellement été arrêtés en raison du fameux « message subliminal » qu’on nous soupçonnait d’avoir diffusé, la nature de la charge avait brusquement changé : « Participation à une tentative de coup d’État », tel était désormais le motif de notre comparution.

Dès le début de l’audition, nous avons demandé au juge : « On nous a arrêtés à cause d’un message subliminal, et maintenant ce chef d’accusation a disparu. Qu’en est-il et pourquoi ? »

La réponse que nous a donnée le juge avec un large sourire ironique mérite d’ores et déjà de figurer dans tous les manuels de jurisprudence et d’histoire du droit : « Disons que nos procureurs aiment employer des termes qu’ils ne comprennent pas. »

En résumé, si nous croupissions depuis douze jours dans les cachots de la police, c’était à cause d’un procureur qui avait pris plaisir à employer un mot qu’il ne connaissait pas ! Le juge ne disait pas autre chose. Il a ensuite commencé à nous poser des questions : « Ne pouviez-vous pas vous douter que ces gens-là allaient tenter un coup d’État ? » Avant d’ajouter avec un sourire satisfait : « Moi, je m’en doutais. » Nos avocats sont intervenus : « Ne pas se douter d’une tentative de coup d’État n’est ni un crime ni même un délit ! Aucune accusation de cet ordre ne saurait peser sur nos clients! » Le juge s’est redressé : « Mais je n’accuse personne, mon cher. On discute, c’est tout. » Puis une autre question étrange : « Vous avez déclaré que le gouvernement commettait des irrégularités et enfreignait les lois. » Nos avocats se sont de nouveau interposés : « Les leaders d’opposition aussi ont accusé le gouvernement d’enfreindre la loi. De telles déclarations n’ont rien à voir avec une tentative de putsch. » Cette fois le juge n’a rien répondu. Il s’est tourné vers moi : « Si seulement vous aviez continué à écrire des romans au lieu de vous mêler de politique… »

Peu avant l’aube, nous étions devant le tribunal, chargés d’une demande d’incarcération pour « tentative de coup d’État », face à un homme qui prétendait nous dire notre fait. Je me suis énervé pour de bon : « D’abord, vous nous placez en garde à vue à cause d’un message subliminal que nous aurions prétendument diffusé puis, sans raison, vous changez le motif, nous accusant cette fois d’être des putschistes. Or, quand bien même vous mettriez sur le dossier tous les procureurs et tous les juges de ce tribunal, vous ne trouveriez pas la moindre preuve de notre participation à ce putsch ! »

Puis Mehmet a ajouté : « J’ai passé toute ma vie à combattre les putschistes et les coups d’État, et maintenant, sous prétexte que nous critiquons le pouvoir, vous nous accusez d’avoir participé au putsch. Sans aucune preuve d’ailleurs puisqu’il ne peut pas y en avoir ! » Le juge a levé la séance pour délibérer.

Le matin approche, mais il fait toujours noir. Nous attendons le verdict du juge. Est-ce qu’on rentrera chez nous ou bien en prison ? Un seul juge avec ses questions farfelues va décider de notre sort. Nous sommes crevés, abattus. Une troupe de flics nous entoure. Je regarde par la fenêtre. La ville est silencieuse. Elle dort. Les avenues sont vides. Les réverbères semblent éteints. Il y a du mouvement. Le juge a rendu son verdict. On nous ramène dans la salle d’audience. Le juge commence à lire le verdict : « Le dénommé Ahmet Hüsrev Altan est remis en liberté provisoire… » J’écoute la fin du verdict en me préparant à exploser de joie. « Mehmet Hasan Altan est maintenu en détention… »

Aussitôt, une douleur physique d’une violence inouïe, comme si on m’avait enfoncé une barre de fer dans le foie pour la faire ressortir par le dos. Et en même temps, une colère énorme, un immense désespoir. Mehmet se retourne et me sourit. Il est heureux que je reparte libre. Les policiers nous font redescendre. Une voiture de police attend Mehmet pour le conduire en prison. Nous nous embrassons. Mehmet me console : « Ne sois pas triste… C’est bien qu’il y en ait un de nous deux qui soit dehors. » Ils l’embarquent. Je regarde la voiture s’éloigner. Je m’aperçois que je n’ai rien trouvé à dire au moment de me séparer de lui. Deux policiers viennent m’escorter. Ils me libéreront dès qu’on aura quitté le bâtiment du Palais de justice. Ils ouvrent une porte métallique. Nous pénétrons dans un couloir.

Devant moi, un spectacle qui ne ressemble à rien de ce que j’ai pu voir jusqu’ici : des milliers de dossiers roses gisent au sol, entassés les uns sur les autres, comme des tortues mortes. Des dossiers remplis de noms, de trahisons, de crimes, de faillites, de divorces, de rixes. De vies englouties dans les profondeurs d’un bâtiment dédié à la justice. Le cimetière secret des dossiers roses.

Nous nous frayons un chemin à coups de pied dans les dossiers. Les couloirs n’en finissent jamais, les dossiers non plus… Quand mon pied écrase un dossier, une sensation désagréable m’envahit, comme si c’était un homme que je piétinais. Au bout du couloir, des escaliers; nous montons. Ils ouvrent le portail et me laissent dehors. Le jour se lève. Je frissonne dans la fraîcheur du petit matin. J’inspire une grande bouffée d’air. Je suis libre, je suis en colère et je suis triste. Je ne sais pas encore que ma tristesse sera de courte durée, que le soir même un « ordre d’arrestation » sera émis contre moi. Ils m’enverront dans la prison où ils ont envoyé mon frère.


Chapitre extrait de Je ne reverrai plus le monde d’Ahmet Altan, traduit du turc par Julien Lapeyre de Cabanes (Actes Sud, 2019).


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commentaires (1)

Triste sort à tous ces milliers innocents, exposés à des juges ignares et incompétents nommés par les autorités turques incompétentes à leur tour. Les vraies juges ou fonctionnaires sont depuis pas mal de temps destitués ou emprisonnés... Et des intellectuels justes et honnêtes comme Ahmet Altan, payent au prix de leur vie pour avoir refuser de se soumettre à un mini sultan inculte et cruel qui rêve de dominer le monde....

Sarkis Serge Tateossian

02 h 17, le 31 août 2019

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Commentaires (1)

  • Triste sort à tous ces milliers innocents, exposés à des juges ignares et incompétents nommés par les autorités turques incompétentes à leur tour. Les vraies juges ou fonctionnaires sont depuis pas mal de temps destitués ou emprisonnés... Et des intellectuels justes et honnêtes comme Ahmet Altan, payent au prix de leur vie pour avoir refuser de se soumettre à un mini sultan inculte et cruel qui rêve de dominer le monde....

    Sarkis Serge Tateossian

    02 h 17, le 31 août 2019

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