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Culture - Rencontre

« La musique coûte moins cher que la guerre »

Musicien syrien installé à Paris depuis 2011, Fawaz Baker revient avec passion sur la place de la musique dans sa vie, à travers ses compositions, ses concerts et ses écoles de musique dans des camps de réfugiés syriens, au Liban et en Jordanie. L’occasion d’une mise en perspective riche et stimulante d’un engagement artistique et éducatif.

Fawaz Baker entouré de ses élèves de l’école de musique. Photo Ieva Saudargaite

Après avoir composé toute la matinée comme à son habitude, Fawaz Baker prend ses quartiers dans une brasserie du septième arrondissement de Paris. Chapeau de feutre, foulard bleu et pardessus sombre lui confèrent une certaine allure. Né en 1959 à Alep, il se souvient de sa rencontre avec la musique : « C’était le jour de mon anniversaire, ma tante jouait du oud, j’avais trois ans. Depuis, je fais de la musique. » Multi-instrumentiste (accordéon, guitare, oud, contrebasse, claviers...), il consacre de nombreuses années à la musicologie et se passionne pour les influences multiples de la musique alépine (ottomane, iranienne, arménienne, indienne, soufie...).

Jusqu’au début de la guerre, l’ancien directeur du conservatoire d’Alep mène une carrière d’architecte, tout en participant à différents projets musicaux, en Syrie et à l’étranger. Cette double pratique l’amène à explorer les liens entre architecture et musique. « Pour moi, c’est le même travail, sauf que la matière première change. Dans le cas de la musique, c’est le temps, valeur inestimable par excellence; pour l’architecture, c’est l’espace, valeur estimable par excellence. Ce sont la géométrie et les mathématiques qui les relient, et on utilise les mêmes méthodes : la symétrie, la succession, la répétition, les variations. » Tout en maniant la langue avec dextérité, Fawaz Baker revient régulièrement sur une tournure syntaxique ou sur le choix d’un vocable, qu’il juge trop approximatif. Puis il propose d’autres formules, des détours, des nuances, des contrepoints. Son corps à corps avec les mots dépasse la langue française. « Je m’exprime en français, mais je parle ma propre langue, je n’aime pas la langue conventionnelle, et c’est pareil en musique. » Sa hantise de l’aspect réducteur du mot fait écho à un refus absolu de définir ses créations instrumentales ou lyriques.

« Toute identité prédéfinie est un projet de guerre »
« Ce n’est pas à moi de dire si mes compositions sont contemporaines, occidentales, orientales ou autres ; j’essaye de détromper tout ça. Selon moi, la musique n’est pas faite pour encadrer des identités qui existent mais pour en créer des nouvelles. Si elles méritent de vivre, les gens vont les adopter. Toute forme d’identité prédéfinie (noir, musulman, homosexuel...) est un projet de guerre. » L’idée même de tolérance ne le convainc pas. « Lorsque l’on pouvait vivre en paix à Alep, nous ne savions pas ce qu’était la tolérance, il n’y avait rien à tolérer, nous vivions en citadins. »

En 2012, alors que l’ancien directeur du conservatoire d’Alep est en Bretagne pour des concerts, l’aéroport de Damas est bombardé et il ne peut plus rentrer en Syrie. « Je me suis retrouvé sans moyens pour la première fois de ma vie, et j’ai continué à composer, pour en vivre. Depuis, j’enchaîne les projets musicaux. Actuellement, j’écris pour l’Orchestre de chambre de Paris, le concert aura lieu le 10 mars à la Philharmonie. En parallèle, je travaille sur des projets de disques. »

Les œuvres du musicien reflètent sa porosité émotionnelle. « Je suis comme un capteur des idées dans l’air, je les traque avec précaution, je les transcris et les propose aux autres. La musique nous permet d’échanger nos émotions. Mes vrais outils sont l’intuition et la volonté d’avancer dans des terrains inconnus. » Si sa musique est très appréciée en Europe, le compositeur admet avoir peu de public au Moyen-Orient. « Peut-être que ma musique est trop avant-gardiste. Dans nos pays, on aime entendre ce qu’on a déjà entendu, Fayrouz, Oum Kalsoum, et il y a peu de place pour de nouveaux artistes. Dans les sociétés qui vont mal, on s’accroche à des icônes ou à des stars, c’est plus rassurant que de se remettre en question. »

« Je ne voulais pas laisser les enfants aux extrémistes »
En 2013, alors que Fawaz Baker est invité à l’Unesco pour parler du patrimoine immatériel de la Syrie, il entonne un chant traditionnel, avant d’ajouter : « J’aimerais enseigner ces chants qui ont 150 ans à des enfants. Il y a des mélodies que nous ne sommes plus que dix à posséder, et j’aimerais ne pas les emmener dans la tombe avec moi. » C’est ce jour-là que naît le projet d’écoles de musique, qu’il monte avec l’activiste égyptienne Basma el-Husseini, dans le cadre de l’organisation Work 4 Hope (Amal lel Amal). La première école ouvre à Bar Élias, dans la Békaa, à quatre kilomètres de la frontière syrienne. D’autres suivront, dans le camp de Chatila à Beyrouth et en Jordanie. « L’idée est de sélectionner des enfants dans les camps de réfugiés mais aussi dans les villages voisins, et de leur fournir une solide formation musicale, afin qu’ils puissent en vivre rapidement et aider leurs familles. Après les avoir formés, on les accompagne professionnellement. »

L’engagement du compositeur dans le projet dépasse les enjeux artistiques, ce qu’il explicite avec une certaine véhémence. « Nous voulons proposer une alternative à tous ces jeunes coincés dans les camps, qui n’ont pour issue que ceux qui les exploitent par la religion ou par le sexe. Nos écoles ont du succès, nous avons déjà formé des centaines de jeunes au Liban et en Jordanie. Récemment, nous avons même ouvert une école de lutherie à Bar Élias. » Sans langue de bois, le musicien poursuit : « On n’a pas de place pour le tourisme humanitaire. Je veux créer des choses qui peuvent continuer sans moi, la culpabilité ne m’intéresse pas, ni la mienne ni celle des autres ; je ne veux pas être dépendant des bonnes volontés. » Son statut de directeur des écoles de musique exclut le sentimentalisme. « Certains de nos élèves ont vu leurs parents mourir sous leurs yeux, si je rentre dans ces considérations, je ne peux pas faire mon travail. Et je souhaite garantir une égalité des chances. »

Néanmoins, le souci éducatif des enfants est primordial pour l’artiste : « On leur enseigne le silence et l’écoute. Dans la vie actuelle, il y a trop d’objets, trop de bruits, trop de mots... La musique nous apprend à respecter le silence, comme l’architecture m’a appris à respecter le vide. » Pour celui qui visite les écoles tous les deux mois, le seul écueil du projet est financier. « Chaque année, c’est plus difficile de continuer et de trouver des subventions, mais on s’accroche. Ce que je trouve très positif, c’est qu’on a de plus en plus de filles engagées dans nos écoles, ce qui est un bon indicateur d’ouverture. L’idée est d’accepter l’autre en général, or si on ne tolère pas l’autre genre, aucune égalité n’est possible entre riches et pauvres, entre Syriens et Libanais... Je crois que l’issue est là, la musique coûte moins cher que la guerre pour arranger les choses. Nous faisons peur aux autorités, et ça, c’est le signe que nous sommes sur la bonne voie », conclut Fawaz Baker.

Après avoir composé toute la matinée comme à son habitude, Fawaz Baker prend ses quartiers dans une brasserie du septième arrondissement de Paris. Chapeau de feutre, foulard bleu et pardessus sombre lui confèrent une certaine allure. Né en 1959 à Alep, il se souvient de sa rencontre avec la musique : « C’était le jour de mon anniversaire, ma tante jouait du oud, j’avais...

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