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Culture - Exposition

Écrivez simplement que je suis le meilleur artiste vivant

La Fondation Aïshti inaugure demain soir sa quatrième exposition majeure depuis son ouverture en octobre 2015. Intitulé « Trance », ce nouvel accrochage est dédié à Albert Oehlen, artiste énigmatique, inclassable, iconoclaste et sans doute l’un des plus brillants de notre époque.

Albert Oehlen, collage, Fondation Aïshti. DR

Quand Tony Salamé, grand collectionneur d’art contemporain et créateur de la Fondation Aïshti, a annoncé à la ronde qu’Albert Oehlen donnerait une exposition dans son musée libanais, la nouvelle fut accueillie avec autant de sourcils sceptiques que de sourires incrédules. Car l’œuvre de ce peintre réputé inaccessible à plus d’un égard fait, depuis le mois d’avril, l’objet d’une importante et imposante monographie au Palazzo Grassi, l’un des deux lieux vénitiens, avec la Punta della Dogana, de la collection François Pinault. Il n’avait donc pas de raison valable d’exposer ailleurs, et peut-être même pas d’œuvres à montrer en plus des 85 toiles déjà accrochées sous les lambris XVIIIe siècle, au bord du Grand Canal. C’est pourtant la vérité. Voilà plusieurs jours qu’Albert Oehlen se promène entre Beyrouth, Antélias, Byblos et Tripoli, trouvant « very nice » et « very cool » tout ce qui, pêle-mêle et noyé dans le chaos, se présente à son regard amusé. Le reste du temps, accompagné de ses amis Dirk Weber, fournisseur de matériel pour artistes, chargé de tendre ses toiles sur châssis, et Andreas Breuning, artiste, critique d’art et scénographe, il surveille les opérations et arpente les trois étages du magnifique espace muséal de la fondation, conçu par l’architecte star David Adjaye sous la monumentale résille rouge du complexe Aïshti by the Sea. Tout aussi monumentales, atteignant jusqu’à 40 m2, sont les toiles exposées de ce peintre de génie qui dédie sa vie d’artiste à faire dire à la peinture son dernier mot. Mises en dialogue avec les œuvres d’Albert Oehlen, des œuvres de sa collection privée réunissant des artistes qu’il admire (Marin Kippenberger, Gerhard Richter, Gary Hume), ainsi que des œuvres de la collection Salamé sélectionnées par ses soins (Richard Prince, Wade Gyton, Christopher Wool, Etel Adnan, Fouad Elkoury, Brigitte Megerle, Michael Williams, Tom Arnolds, Franz West, Jana Schroeder, Markus Oehlen, le non moins célèbre frère d’Albert, David Ostrowski, Heimo Zobering), viendront enrichir cette exposition et contribuer, comme autant de contrepoints visuels, à l’effet de transe annoncé dans l’intitulé.

« Albert Oehlen est un de mes artistes préférés », confie Tony Salamé, qui ajoute : « Cela fait plus de dix ans, précisément depuis 2007, que je rêve, avec son galeriste Max Hetzler, d’exposer au Liban des œuvres inédites d’Albert Oehlen. Il était réputé inaccessible, j’ai tout fait pour le rencontrer, j’ai visité toutes ses expositions de par le monde.

Finalement, il est venu à la Fondation Aïshti en juillet dernier, il a adoré l’espace et il m’a dit qu’il allait le faire. Qu’il allait exposer au Liban. Il a dit qu’il voulait faire quelque chose qu’il n’avait jamais fait avant, un truc à la Rothko Chapel, ce lieu de recueillement et de méditation que Rothko a fait édifier à Houston, Texas, dont les murs sont ornés de grandes toiles bleues et grises. Entre-temps, nous avons voyagé ensemble, visité des musées et des expositions.

Je l’ai retrouvé chez lui à Appenzell, en Suisse, le village d’origine de son épouse Esther Freund. Nous avons fait une longue marche dans la montagne. Cette journée a été l’une des plus inspirantes de ma vie. Et nous voici aujourd’hui prolongeant ce rêve absolu pour un collectionneur : une exposition monographique avec l’artiste sur place, qui plus est accompagné de son assistant et ami, critique d’art et artiste lui-même (NDLR : Andreas Breuning), engageant un dialogue ininterrompu sur l’art, les collections, la scène contemporaine, sa propre vision de l’art pur. De plus, j’y gagne une semaine sans bureau, une parenthèse inespérée dans ma routine ! De nombreuses personnes n’arrivent toujours pas à croire qu’il vient à Beyrouth malgré l’exposition qui lui est consacrée en ce moment à Venise. Nous attendons 150 invités, entre médias, commissaires d’art de la pointure de Massimiliano Gioni et Francesco Bonami, galeristes, critiques, dont beaucoup n’ont jamais mis les pieds au Liban. De jeunes artistes de la scène new-yorkaise comme Matthew Wong et Christina Quarles, recherchés par tous les musées et collectionneurs du monde, font le voyage depuis New York pour voir leurs œuvres accrochées à côté de celles d’Albert Oehlen. C’est un événement d’une grande importance, sachant que depuis le départ, la principale vocation de la Fondation Aïshti est de placer le Liban sur la carte mondiale de l’art comme une manière de contribuer à modifier positivement l’image de ce pays. À ceux qui nous reprochent de ne pas soutenir la scène artistique locale, ma réponse est qu’en partageant avec nos jeunes artistes de telles expositions, je leur ouvre de nouveaux horizons et de nouvelles perspectives et leur donne accès à des œuvres qu’ils auraient peu de chances de voir autrement. »

Il est des artistes que seuls les artistes peuvent comprendre. Ce fut longtemps le cas d’Albert Oehlen, avant que ses œuvres ne bouleversent le marché de l’art, atteignant des records de plusieurs millions au marteau. Un enthousiasme qui fait dire à l’artiste, non sans humour, anticipant vos questions : « Je n’ai rien à dire sur ma peinture. Vou n’avez qu’à écrire que je suis le meilleur artiste vivant. » Dont acte. Il nous reste à tenter par nous-même de transmettre au lecteur les deux ou trois choses que nous avons apprises de cet homme aussi aimable que volontiers hermétique, yeux clairs, cheveux sel et poivre, traits légèrement tombants, silhouette juvénile, mains décapées au solvant.


S’assoiffer de couleur
Né en 1954 à Krefeld, Allemagne, Albert Oehlen est le fils d’un illustrateur et artiste graphique à l’ombre duquel il grandit fasciné par le dessin. Avec son frère Markus, également artiste reconnu, il fréquente dans les années 70 la Hochschule für Bildende Künste, école de beaux-arts de Hambourg. À cette époque, cette académie est une des premières à offrir un enseignement anticonformiste et informel. Les cours y sont facultatifs et les étudiants invités à découvrir par eux-mêmes leur propre voie. Albert Oehlen a la chance de suivre les classes de Sigmar Polke, touche-à-tout de génie qui s’abstient de donner à ses étudiants la moindre directive et devient son mentor. Ses cours consistent en visites d’ateliers d’artistes et expositions, et en longues conversations sur l’art en général. À ses débuts, dans les années 1980, Oehlen admire l’action painting américain du milieu du XXe siècle, notamment illustré par Willem de Kooning en qui il voit un héros. Ses premières œuvres sont envahies de tonalités sombres, fuligineuses, intérieurs abandonnés, marrons et gris sinistres.

Un parti pris qui obéit à une discipline plutôt qu’à un état d’âme (Oehlen n’en a jamais quand il s’agit de peinture) : l’artiste s’assoiffe de couleur pour observer l’effet de ce sevrage sur ses futures explorations. Il passe ensuite aux collages, avant de s’installer en Espagne avec un autre géant de la scène artistique allemande, Martin Kippenberger.


La forme de l’arbre et le metal rock
Au cours de cette cohabitation qui dure un an, il se met à explorer la forme de l’arbre, aléatoire et structurante par excellence, à la fois comme abstraction en soi et comme transition vers l’abstraction pure. À une époque où les artistes abandonnent la peinture, médium jugé trop classique, pour s’essayer à d’autres techniques, Oehlen sent que la peinture n’a pas dit son dernier mot. Malgré ses collages découpés dans des affiches géantes où se profile parfois, en filigrane, surprenant l’œil averti, quelque détail d’une œuvre de Dali, malgré ses « computer paintings » inspirés de tentatives de dessin sur un programme DAO de première génération et qui se prolongeront en imitations manuelles de la maladresse artificielle, la peinture est à la fois sa complice jubilatoire et son ennemie personnelle. Sans référence à l’histoire de l’art, sans citation, il s’essaye à produire une œuvre sui generis, fille du moment et de l’acte de peindre, « bad painting » assumé, rythmé comme une musique dodécaphonique, baigné d’acid et de metal rock qu’il écoute en boucle et traduit en gestes et couleurs, jetant tout ce qu’il a appris aux orties, rejetant l’art figuratif comme muet et inexpressif, et creusant ad libitum l’acte de peindre en s’imposant diverses contraintes, pour lui faire dire ce qu’il n’a pas encore dit.


Jusqu’à la transe
Non moins de 25 œuvres monumentales ou de dimensions plus modestes d’Albert Oehlen seront données à voir dès la semaine prochaine à la Fondation Aïshti qui accueille ce soir le vernissage le plus éclectique et prestigieux de la planète artistique. Dans la grande salle du 2e niveau, s’alignent les immenses collages rectangulaires du projet promis « à la Rothko Chapel », invitant à une méditation sur la vanité de notre monde de consommateurs sous influence. Tout autour, on découvrira les sublimes Elevator Paintings, clin d’œil ironique à la « musique d’ascenseur », ainsi que d’anciennes et nouvelles déclinaisons de Tree Paintings où des arborescences aléatoires découpent l’espace et en font surgir un vide organisé. Cet ensemble est mis en dialogue avec des œuvres d’autres artistes qui y font écho jusqu’à la transe, d’où le titre de cette exposition, « Trance », dont on ne sort pas indemne.


Fondation Aïshti, Seaside Jal el-Dib.

Albert Oehlen, « Trance ».

Jusqu’à fin septembre 2019

Tél. : 01/991111.

Quand Tony Salamé, grand collectionneur d’art contemporain et créateur de la Fondation Aïshti, a annoncé à la ronde qu’Albert Oehlen donnerait une exposition dans son musée libanais, la nouvelle fut accueillie avec autant de sourcils sceptiques que de sourires incrédules. Car l’œuvre de ce peintre réputé inaccessible à plus d’un égard fait, depuis le mois d’avril, l’objet...

commentaires (2)

Ce musée est un bonheur.

Massabki Alice

17 h 31, le 20 octobre 2018

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Commentaires (2)

  • Ce musée est un bonheur.

    Massabki Alice

    17 h 31, le 20 octobre 2018

  • Enthousiasmant! Le projet est de plus magnifié par les mots ciselés de FAD. Cette expo fera partie de mon périple libanais, le mois prochain.

    Marionet

    10 h 40, le 20 octobre 2018

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