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Idées - Commentaire

Iran : de la guerre économique au suicide idéologique ?

Photo d’illustration Atta Kenare/AFP

Aussi paradoxal que cela puisse paraître de prime abord, compte tenu des gains géopolitiques considérables obtenus ces dernières années, la situation interne de la République islamique d’Iran semble aujourd’hui, ceteris paribus, n’avoir jamais été aussi mauvaise que depuis la fin de la sanglante guerre Iran-Irak (1980-1988), lorsque l’ayatollah Khomeini s’était résolu, dans un pays ruiné et exsangue, à accepter les termes jugés humiliants d’un cessez-le-feu négocié en juillet 1988 par l’ONU. Une décision « plus douloureuse et mortelle qu’avaler une coupe de poison », selon ses propres termes. Trente ans après, ce type de configuration pourrait se représenter dans le prolongement de la sortie brutale, annoncée par le président américain Donald Trump le 8 mai, de l’accord sur le nucléaire iranien (JCPOA). 

Les tensions au sein de la société iranienne étaient déjà manifestes en décembre-janvier derniers avec les manifestations et émeutes qui avaient vu apparaître de nombreux slogans inédits – dont « Pas Gaza, pas le Liban, ma vie en Iran ! » ou « Marg bar diktator ! » (mort au dictateur !) – et causé officiellement 25 morts après une reprise en main par les autorités. Ayant senti passé le vent du boulet, les instances du régime ont organisé des sessions de « retex » (retour sur expérience) pour faire le bilan de ce sérieux coup de semonce, sans toutefois sembler être en mesure d’endiguer la dégradation accélérée de la situation. 

Peur de la contagion
Depuis le début de l’année, une litanie de manifestations et/ou grèves touche en effet tous les secteurs de la société iranienne : des ouvriers licenciés aux innombrables employés réclamant leurs arriérés de salaire en passant par des agriculteurs en colère contre la désastreuse gestion de l’eau, les épargnants spoliés par des instituts de crédit créés sous le mandat de l’ancien président Mahmoud Ahmadinejad et aujourd’hui en faillite du fait d’une montagne de créances douteuses, et enfin des étudiants frustrés par leur situation dans un pays dont 55 % de la population a moins de 30 ans et dont le taux de chômage des jeunes frise les 30 %. 

Des manifestations auxquelles a succédé, à partir du 22 mai, une grève très dure des camionneurs, qui s’est étendue progressivement sur plusieurs centaines de villes, au point de risquer de paralyser l’activité économique du pays. Dernière contestation en date, la grève rarissime et ô combien symbolique, le 25 juin, du grand bazar de Téhéran – traditionnel soutien du régime depuis 1979 –, pour protester contre la hausse spectaculaire du dollar face à une monnaie nationale en dépréciation accélérée (-50 % en six mois). 

Au-delà des revendications sectorielles, ces protestations révèlent une colère de plus en plus large contre un régime qui dépense des milliards de dollars dans des guerres par procuration au lieu d’investir dans une économie qui en paie le coût au prix fort. De son côté, le gouvernement tente, par des concessions jugées insuffisantes par les principaux intéressés, d’acheter la paix sociale dans l’urgence en tentant de ségréger les conflits par peur de la contagion au niveau de l’ensemble de la société. Il reste que tous les voyants économiques sont au rouge et rien ne semble pouvoir inverser la tendance avec la perspective du rétablissement effectif des sanctions américaines – le 6 août pour une partie d’entre elles et le 4 novembre pour les autres, touchant plus particulièrement le secteur pétrolier. Un secteur ultérieurement fragilisé par le rapprochement entre Riyad et Moscou (pourtant un allié géopolitique) pour augmenter la production au niveau mondial. Dans un entretien publié le 7 janvier dans le magazine Le Point, le stratégiste américain Edward Luttwak jugeait inévitable la faillite du pays : « L’Iran a besoin de vendre 25 millions de barils par jour pour faire vivre son économie. Il en exporte à peine 2,5 millions quotidiennement. Conséquence : (…) les Iraniens n’atteignent même pas 6 000 dollars par tête, ce qui est le revenu moyen des habitants du Bostwana. »


Effets d’optique
D’aucuns pourront, à tort ou à raison, considérer que la stratégie de l’administration Trump pour assurer une forme de containment (endiguement) de l’Iran au niveau régional, en le déstabilisant à l’intérieur avec l’objectif implicite d’un regime change, commence à porter ses fruits. De fait, les plus hautes autorités iraniennes comme le guide de la révolution, Ali Khamenei, assimilent cette « guerre économique » à un complot américain. Mais il faut sans doute se garder des effets d’optique. Les problèmes internes préexistaient à la sortie du JCPOA, même s’il est incontestable que ses attendus en termes de déstabilisation les amplifient de manière inédite. Par exemple, l’inflation recommence à accélérer, poussant le gouvernement à décider de manière spectaculaire, fin juin, d’interdire les importations de plus de 1 339 produits. De quoi accréditer l’idée selon laquelle Téhéran envisage de se retrancher dans une « économie de résistance » afin de conserver ses réserves de change et devenir aussi autosuffisant que possible pour certains produits. Les précédents en la matière permettent de demeurer perplexe : durant les années de sanctions précédant le JCPOA, les produits chinois avaient inondé les étals du pays. 

Face à cette situation, conjuguée à l’impuissance européenne pour sauver le JCPOA, de plus en plus de voix se font entendre réclamant que l’Iran renégocie un compromis avec les États-Unis afin de sortir le pays d’une ornière économique qui ne profite qu’à certains – les milieux « affairistes » de l’establishment religieux et/ou des pasdaran notamment. Le président Hassan Rohani et son ministre des Affaires étrangères, Mohammad Javad Zarif, seraient probablement favorables à une telle option, mais, à l’instar du rial, ils sont aujourd’hui « démonétisés ». En outre, l’antiaméricanisme est l’un des dogmes fondateurs de la République islamique, et s’aventurer dans cette voie reviendrait à une forme de suicide idéologique que le pouvoir ne peut se permettre. La quadrature du cercle, en somme, pour un régime qui fêtera sans doute sans faste son quarantième anniversaire en avril prochain. 


Enseignant et chercheur à l’Institut français d’analyse stratégique (IFAS) et rédacteur en chef de la revue « Orients stratégiques ».

Aussi paradoxal que cela puisse paraître de prime abord, compte tenu des gains géopolitiques considérables obtenus ces dernières années, la situation interne de la République islamique d’Iran semble aujourd’hui, ceteris paribus, n’avoir jamais été aussi mauvaise que depuis la fin de la sanglante guerre Iran-Irak (1980-1988), lorsque l’ayatollah Khomeini s’était résolu, dans un...

commentaires (2)

Et c'est ce genre de gouvernance "guidée suprêmement en marche arrière" vers l'obscurantisme que certains chefs de parti divin voudraient établir aussi au Liban ? Irène Saïd

Irene Said

08 h 47, le 15 juillet 2018

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Commentaires (2)

  • Et c'est ce genre de gouvernance "guidée suprêmement en marche arrière" vers l'obscurantisme que certains chefs de parti divin voudraient établir aussi au Liban ? Irène Saïd

    Irene Said

    08 h 47, le 15 juillet 2018

  • DECISION HUMILIANTE ET DOULEUREUSE PLUS QU,AVALER UNE COUPE DE POISON... ET L,HISTOIRE VA SE REPETER... ET LES MEGAS DECULOTTAGES EN VUE !

    LA LIBRE EXPRESSION

    08 h 07, le 15 juillet 2018

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