Rechercher
Rechercher

Idées - Point de vue

Plaidoyer pour le modèle libanais

Michel Chiha au cénacle de Beyrouth en 1950. Photo www.michelchiha.org

Durant les guerres de 1975-1990, au passage Musée-Barbir, des milliers de Libanais de tout bord traversaient les deux secteurs artificiellement divisés de Beyrouth quand le franc-tireur cessait d’opérer. C’était là un témoignage de la multiappartenance des Libanais et de la solidité de leurs liens et intérêts communs forgés durant plusieurs générations…   
Aujourd’hui, alors que la question du modèle de gouvernance idéal pour le Liban se pose toujours avec acuité, les Libanais peinent à imaginer à quel point les citoyens de pays voisins continuent de vouloir s’enquérir de notre expérience, dans ses dimensions à la fois positives et moins positives. Bref, ce que certains, selon leur sensibilité, qualifient de « paradoxe » ou « miracle » libanais.
La survie du modèle libanais ? C’était le sujet de ma thèse d’État en 1982 à l’Université des sciences humaines de Strasbourg, pour mettre de l’ordre dans la foire des classifications du régime parlementaire pluraliste libanais. Le modèle libanais a toujours été cité en tant que cadre de la théorie des régimes de gestion du pluralisme religieux et culturel. Il implique notamment trois approches.

Nation contractuelle et pluraliste
La première repose sur la prise en compte de la diversité des modèles d’édification nationale. « La personne la plus intelligente que j’ai rencontrée, c’est mon tailleur car, chaque fois que je vais chez lui, il reprend mes mesures ! » disait George Bernard Shaw. Ou, pour le dire à la manière de Paul Valéry : « Il n’y a pas un art de penser, mais de repenser, de reprendre sa pensée. » Il s’agit donc de se libérer du complexe culturel libanais d’infériorité à propos de la construction nationale du Liban. Cette construction (ou nation-building pour les Anglo-Saxons) ne s’opère pas seulement à travers l’action d’une autorité centrale qui s’étend par le fer et le sang à toute la périphérie, mais aussi par une politique d’« accommodement », d’alliances, de pactes… Ces nations contractuelles – reposant sur le fameux « plébiscite de tous les jours » théorisé par Ernest Renan (Qu’est-ce qu’une nation ? 1882) – se construisent à l’origine par un mariage de raison qui, avec la sagesse, le partage et la vie commune peut devenir un mariage d’amour. Cela est parfois mal compris, et pas seulement s’agissant du Liban : quand Arend Lijphart, politologue néerlandais, a publié aux États-Unis son ouvrage The Politics of Accommodation. Pluralism and Democracy in the Netherlands (Berkeley, 1968, non traduit), des confrères américains, empreints d’idéologie jacobine, ont pensé, comme il me l’a rapporté un jour lors d’une conférence internationale à l’Université libanaise, qu’il s’agissait d’un ouvrage d’art culinaire ou de gestion hôtelière (autres sens en anglais du terme accommodation)…
La deuxième approche suppose la prise en compte de la nature complexe de la citoyenneté. Il en est qui brandissent la notion de citoyenneté comme nouveau slogan qui se substitue au slogan éculé de confessionnalisme. Il s’agit de cibler le problème en dehors de généralités répétées à l’envi : quelle citoyenneté dans une société à la fois une et plurielle ? Le slogan de confessionnalisme n’est ni une notion, ni un concept, ni une catégorie juridique. Il comporte trois contenus différents par leur diagnostic et leur thérapie : la règle de discrimination positive ou quotas en vue d’éviter l’exclusion permanente ; l’autonomie personnelle ou fédéralisme personnel pour la gestion de la diversité religieuse et culturelle ; et l’exploitation de la religion en politique et de la politique en religion. La catégorie opérationnelle d’analyse, en conformité avec des travaux comparatifs menés depuis les années 1980, est celle de gestion démocratique du pluralisme religieux et culturel.
Enfin, il faut appréhender les implications liées à la nature pluraliste du régime parlementaire libanais. Si tout régime contient les germes de sa propre corruption, la démocratie, en raison même des marges de dialogue, de pluralisme et de liberté qu’elle accorde, est peut-être le plus aisément corruptible. Et un régime parlementaire « pluraliste » comme celui du Liban, parce qu’il inclut des processus à la fois compétitifs et coopératifs, est encore davantage exposé à ce risque…
Il faudrait ainsi se pencher sur l’œuvre diabolique des collaborateurs internes aux différentes occupations étrangères subies par le Liban depuis son indépendance. Ceux qui ont pollué, galvaudé, dénaturé les notions si nobles de dialogue, de pacte, de participation, de consensus, de compromis, de coalition, en transformant des cabinets ministériels en mini-Parlements et en dévoyant la notion de minorité pour en faire un instrument de blocage permanent… Ce, afin de rendre le régime constitutionnel libanais ingouvernable sans le recours à la Sublime Porte du moment.

Refus de comprendre
La mise en œuvre pratique du modèle libanais ne peut donc être comprise en dehors du contexte dans lequel elle s’exerce. À savoir une aliénation culturelle de ses élites, une mauvaise gouvernance constitutionnelle et un environnement régional hostile. Le Liban a réglé la gestion du pluralisme de façon peut-être boiteuse (et avec des perversions), alors que tous les autres régimes arabes sans exception souffrent, à des niveaux variables, d’énormes problèmes d’égalité et de participation. Quant à l’idéologie sioniste, qui a cherché et poursuit aveuglément le règlement meurtrier de ce problème par la corrélation entre religion et territoire et le martyre prolongé du peuple palestinien, elle incarne l’exact contraire du modèle libanais ! L’imam Moussa Sadr le dit clairement en 1978 au Caire : « La paix au Liban constitue la meilleure forme de guerre contre Israël… »
Dès lors, ceux qui ont passé leur vie à ridiculiser la « formule singulière » (sigha fazza) ou « sui generis » libanaise, alors qu’aucun père de la nation, pas même Michel Chiha, n’a utilisé ce terme, ne démontrent-ils pas là leur refus de comprendre (dans sa double signification de « saisir le sens de » et « embrasser dans un ensemble ») ? Comme l’a écrit Ghassan Tuéni : « Le Liban perdra sa raison d’être s’il ne devenait l’apôtre de son propre message » (« Anatomie d’une politique étrangère otage », article publié en 2001 dans Le Liban à la croisée des chemins, numéro hors série de la revue ENA mensuel).

Membre du Conseil constitutionnel et titulaire de la chaire Unesco d’étude comparée des religions, de la médiation et du dialogue de l’USJ.

Durant les guerres de 1975-1990, au passage Musée-Barbir, des milliers de Libanais de tout bord traversaient les deux secteurs artificiellement divisés de Beyrouth quand le franc-tireur cessait d’opérer. C’était là un témoignage de la multiappartenance des Libanais et de la solidité de leurs liens et intérêts communs forgés durant plusieurs générations…   ...

commentaires (5)

cela dit tout ce qui pouvait / devait l'etre . Malheureusement, ecrit en langue francaise , rares sont ceux qui le comprendraient , tellement bas est le niveau intellectuel de la plupart des politiques du jour- cette analyse publiee en langue arabe n'y changerait rien. MEME avec la meilleure bonne foi possible de leur part !?!

Gaby SIOUFI

11 h 05, le 27 mars 2018

Tous les commentaires

Commentaires (5)

  • cela dit tout ce qui pouvait / devait l'etre . Malheureusement, ecrit en langue francaise , rares sont ceux qui le comprendraient , tellement bas est le niveau intellectuel de la plupart des politiques du jour- cette analyse publiee en langue arabe n'y changerait rien. MEME avec la meilleure bonne foi possible de leur part !?!

    Gaby SIOUFI

    11 h 05, le 27 mars 2018

  • Le modèle libanais de pluralisme et de diversité n'est pas forcément un modèle très envié dans le monde. Car considéré source d'incompréhension et d'inefficacité. Pourtant le monde civilisé ne voit pas l'avenir de cette terre sans mélange des cultures, de mixité et d'intégration mondiale. Une forme d'une terre sans frontières dirigée par un gouvernement central et mondialisé. Ce sera dans deux siècles ? Dix ? Personne ne le sait aujourd'hui... Mais avec la mondialisation des images de l'information et des cultures qui pourra en échapper ? Ni les religions ni les cultures les plus cloisonnées n'y pourront résister à longue terme. Alors le Liban sera-t-il considéré un jour comme le prototype ou l'embryon d'une telle gouvernance ? Pour le moment ... On est très loin d'une telle machine de gouvernance bien rodée... Espérons toutefois que nous réussirons à notre niveau, le plus rapidement notre projet d'un Liban uni, viable et pourquoi pas conquérant économiquement et socialement

    Sarkis Serge Tateossian

    18 h 00, le 25 mars 2018

  • Plus on y pense, Mr Messarra, au modèle ou pseudo-miracle Libanais, plus on réalise qu’il est pratiquement invivable et ne peut mener qu’ à des carastrophes car simplement basé sur un concept de partage du pouvoir sur base confessionnelle et soit-disant démocratique mais qui ne peut mener qu’ à une cacophonie nationale, une gouvernance d’équilibriste, de compromis, de partage du pouvoir incapable de créer et façonner Le citoyen Libanais modèle trans-communautaire qui fera de nous une vraie nation: vous avez juste à réviser notre histoire depuis l’indépendance à nos jours: gouvernance viciée et qui va de mal en pire... On comprend que, théoriquement, vos propos sur les accommodements, les alliances et les pactes.... le mariage de raison qui peut devenir un mariage d’amour! Continuer de repenser et façonner tous les jours ce modèle Libanais serait idéal! Oui, entre des gens de raison, éduqués, civilisés et qui acceptent de mettre de côté leur sensibilité et leur fanatisme religieux au profit d’un état central fort, ce qui ne peut être réalisé que si le Liban devenait un état séculaire, laïc, respectant le pluralisme religieux mais en empêchant ce dernier d'interférer en politique! Là on redeviendrait le « miracle Libanais à suivre » Mais en attendant, il ne faut pas trop rêver que ça va changer de sitôt!

    Saliba Nouhad

    16 h 55, le 25 mars 2018

  • UN MODELE DE COMPROMIS OU L,UNE DES PARTIES ARMEE S,IMPOSE SUR LA SCENE POLITIQUE, ECONOMIQUE ET MILITAIRE DU PAYS ET SUR SON DEVENIR ! MODELE A EXPORTER ? JE CROIS QUE PERSONNE AU MONDE NE VEUT D,UN TEL MODELE !

    LA LIBRE EXPRESSION

    14 h 16, le 24 mars 2018

  • Antoine Messarra poursuit avec une intelligence du verbe rare, son plaidoyer pour le modèle politique libanais. Sans angélisme aucun, il pointe à juste titre l'exception libanaise dans son environnement arabo-israélien. Une belle leçon de science politique mais aussi de civisme qui pourrait servir à ceux qui dénigrent à tout-va sans rien proposer ni faire. Très bel article !

    Marionet

    09 h 34, le 24 mars 2018

Retour en haut