Durant les guerres de 1975-1990, au passage Musée-Barbir, des milliers de Libanais de tout bord traversaient les deux secteurs artificiellement divisés de Beyrouth quand le franc-tireur cessait d’opérer. C’était là un témoignage de la multiappartenance des Libanais et de la solidité de leurs liens et intérêts communs forgés durant plusieurs générations…
Aujourd’hui, alors que la question du modèle de gouvernance idéal pour le Liban se pose toujours avec acuité, les Libanais peinent à imaginer à quel point les citoyens de pays voisins continuent de vouloir s’enquérir de notre expérience, dans ses dimensions à la fois positives et moins positives. Bref, ce que certains, selon leur sensibilité, qualifient de « paradoxe » ou « miracle » libanais.
La survie du modèle libanais ? C’était le sujet de ma thèse d’État en 1982 à l’Université des sciences humaines de Strasbourg, pour mettre de l’ordre dans la foire des classifications du régime parlementaire pluraliste libanais. Le modèle libanais a toujours été cité en tant que cadre de la théorie des régimes de gestion du pluralisme religieux et culturel. Il implique notamment trois approches.
Nation contractuelle et pluraliste
La première repose sur la prise en compte de la diversité des modèles d’édification nationale. « La personne la plus intelligente que j’ai rencontrée, c’est mon tailleur car, chaque fois que je vais chez lui, il reprend mes mesures ! » disait George Bernard Shaw. Ou, pour le dire à la manière de Paul Valéry : « Il n’y a pas un art de penser, mais de repenser, de reprendre sa pensée. » Il s’agit donc de se libérer du complexe culturel libanais d’infériorité à propos de la construction nationale du Liban. Cette construction (ou nation-building pour les Anglo-Saxons) ne s’opère pas seulement à travers l’action d’une autorité centrale qui s’étend par le fer et le sang à toute la périphérie, mais aussi par une politique d’« accommodement », d’alliances, de pactes… Ces nations contractuelles – reposant sur le fameux « plébiscite de tous les jours » théorisé par Ernest Renan (Qu’est-ce qu’une nation ? 1882) – se construisent à l’origine par un mariage de raison qui, avec la sagesse, le partage et la vie commune peut devenir un mariage d’amour. Cela est parfois mal compris, et pas seulement s’agissant du Liban : quand Arend Lijphart, politologue néerlandais, a publié aux États-Unis son ouvrage The Politics of Accommodation. Pluralism and Democracy in the Netherlands (Berkeley, 1968, non traduit), des confrères américains, empreints d’idéologie jacobine, ont pensé, comme il me l’a rapporté un jour lors d’une conférence internationale à l’Université libanaise, qu’il s’agissait d’un ouvrage d’art culinaire ou de gestion hôtelière (autres sens en anglais du terme accommodation)…
La deuxième approche suppose la prise en compte de la nature complexe de la citoyenneté. Il en est qui brandissent la notion de citoyenneté comme nouveau slogan qui se substitue au slogan éculé de confessionnalisme. Il s’agit de cibler le problème en dehors de généralités répétées à l’envi : quelle citoyenneté dans une société à la fois une et plurielle ? Le slogan de confessionnalisme n’est ni une notion, ni un concept, ni une catégorie juridique. Il comporte trois contenus différents par leur diagnostic et leur thérapie : la règle de discrimination positive ou quotas en vue d’éviter l’exclusion permanente ; l’autonomie personnelle ou fédéralisme personnel pour la gestion de la diversité religieuse et culturelle ; et l’exploitation de la religion en politique et de la politique en religion. La catégorie opérationnelle d’analyse, en conformité avec des travaux comparatifs menés depuis les années 1980, est celle de gestion démocratique du pluralisme religieux et culturel.
Enfin, il faut appréhender les implications liées à la nature pluraliste du régime parlementaire libanais. Si tout régime contient les germes de sa propre corruption, la démocratie, en raison même des marges de dialogue, de pluralisme et de liberté qu’elle accorde, est peut-être le plus aisément corruptible. Et un régime parlementaire « pluraliste » comme celui du Liban, parce qu’il inclut des processus à la fois compétitifs et coopératifs, est encore davantage exposé à ce risque…
Il faudrait ainsi se pencher sur l’œuvre diabolique des collaborateurs internes aux différentes occupations étrangères subies par le Liban depuis son indépendance. Ceux qui ont pollué, galvaudé, dénaturé les notions si nobles de dialogue, de pacte, de participation, de consensus, de compromis, de coalition, en transformant des cabinets ministériels en mini-Parlements et en dévoyant la notion de minorité pour en faire un instrument de blocage permanent… Ce, afin de rendre le régime constitutionnel libanais ingouvernable sans le recours à la Sublime Porte du moment.
Refus de comprendre
La mise en œuvre pratique du modèle libanais ne peut donc être comprise en dehors du contexte dans lequel elle s’exerce. À savoir une aliénation culturelle de ses élites, une mauvaise gouvernance constitutionnelle et un environnement régional hostile. Le Liban a réglé la gestion du pluralisme de façon peut-être boiteuse (et avec des perversions), alors que tous les autres régimes arabes sans exception souffrent, à des niveaux variables, d’énormes problèmes d’égalité et de participation. Quant à l’idéologie sioniste, qui a cherché et poursuit aveuglément le règlement meurtrier de ce problème par la corrélation entre religion et territoire et le martyre prolongé du peuple palestinien, elle incarne l’exact contraire du modèle libanais ! L’imam Moussa Sadr le dit clairement en 1978 au Caire : « La paix au Liban constitue la meilleure forme de guerre contre Israël… »
Dès lors, ceux qui ont passé leur vie à ridiculiser la « formule singulière » (sigha fazza) ou « sui generis » libanaise, alors qu’aucun père de la nation, pas même Michel Chiha, n’a utilisé ce terme, ne démontrent-ils pas là leur refus de comprendre (dans sa double signification de « saisir le sens de » et « embrasser dans un ensemble ») ? Comme l’a écrit Ghassan Tuéni : « Le Liban perdra sa raison d’être s’il ne devenait l’apôtre de son propre message » (« Anatomie d’une politique étrangère otage », article publié en 2001 dans Le Liban à la croisée des chemins, numéro hors série de la revue ENA mensuel).
Membre du Conseil constitutionnel et titulaire de la chaire Unesco d’étude comparée des religions, de la médiation et du dialogue de l’USJ.
Idées - Point de vue
Plaidoyer pour le modèle libanais
OLJ / Par Antoine Messarra, le 24 mars 2018 à 00h00
commentaires (5)
cela dit tout ce qui pouvait / devait l'etre . Malheureusement, ecrit en langue francaise , rares sont ceux qui le comprendraient , tellement bas est le niveau intellectuel de la plupart des politiques du jour- cette analyse publiee en langue arabe n'y changerait rien. MEME avec la meilleure bonne foi possible de leur part !?!
Gaby SIOUFI
11 h 05, le 27 mars 2018