Rechercher
Rechercher

Liban - La vie, mode d’emploi

88- Le salut par la leçon donnée

Infliger des leçons est une occupation à laquelle beaucoup aiment à s'adonner. Sans doute le souvenir des leçons reçues tout au long de l'enfance ne se perd pas facilement et comment, dès lors, résister, adulte, à la tentation d'en administrer à son tour ? C'est pourquoi il ne faut surtout pas croire que le jeu de la maîtresse d'école est réservé aux seules fillettes. Il ne cesse jamais et jusque sur votre lit de mort, vous n'êtes pas à l'abri de tous ceux qui veulent vous enseigner quoi penser, faire, ressentir et dire. Mais, pour illustrer mon propos, je me contenterai d'une petite scène de la vie ordinaire.
Vous venez de terminer une journée particulièrement épuisante. Vous vous installez en soupirant d'aise dans cette antichambre du chez-soi qu'est, pour chacun, son automobile. Vous commencez à vous détendre vraiment en écoutant les premières notes de votre musique préférée. Vous quittez par la pensée des dossiers plus épineux qu'un paysage de maquis et les tracasseries bureaucratiques aussi énervantes que des jacasseries et chamailleries de basse-cour. Vous évoquez, pour accentuer la sensation de délassement, le roman qui vous attend sur votre fauteuil près d'une fenêtre encadrant un morceau de ciel. Vous vous apprêtez à bifurquer à droite puisque c'est le chemin qui mène à votre havre de paix et qui marque la rupture spatiale avec votre champ de bataille quotidien quand, soudain, vous apercevez de l'autre côté de la rue une employée dans votre entreprise qui attend une voiture de louage. Vous hésitez une seconde entre l'aspiration à l'ailleurs et la compassion (la pauvre, rester plantée sur le bord de la route, en cette soirée pluvieuse et à cette heure de pointe où les taxis services sont pris d'assaut !). Vous braquez à gauche et récoltez les injures de l'automobiliste qui est derrière vous et a failli vous emboutir. Vous jetez en toute hâte sur la banquette arrière les objets qui encombraient le siège à côté du vôtre (en étant sûr d'avoir cassé le plus fragile d'entre eux, mais tant pis, vous vérifierez plus tard les dégâts !). Vous éteignez la radio pour vous faire entendre de votre passagère. Vous vous souvenez de son lieu d'habitation à l'autre bout de la ville et calculez que vous aurez au moins une heure supplémentaire de trajet à faire avant d'échouer dans votre fauteuil sans plus la moindre force pour lire une seule ligne. Vous gardez néanmoins votre sourire car vous êtes en train de sauver une pauvre femme d'un risque de bronchite, d'un chauffeur peu scrupuleux, d'un accès de révolte contre la vie qui pourvoit les uns de voitures et les autres de leurs mollets seulement...
Sans un mot, comme s'il n'y avait de votre part qu'un geste des plus naturels, la gentille dame s'assied près de vous et la première parole qui sort de sa bouche est de la plus vive réprobation : « Comment ! vous conduisez avec un rétroviseur de droite en partie cassé ! Ne savez-vous pas que c'est très dangereux, passible même d'une amende? » Et voilà qu'au lieu de la voix de Jean Ferrat chantant « Que la montagne est belle ! » vous avez droit à une leçon d'éducation civique d'où il ressort que vous êtes une mauvaise citoyenne, un danger public, presque une criminelle méritant la prison pour vous corriger. Vous vous confondez en justifications (votre garagiste encore plus débordé que vous, la fragilité du miroir due à un défaut de fabrication...) et en excuses (oui, vous êtes bien coupable de l'avoir invitée à monter dans une voiture ne satisfaisant pas à toutes les normes de sécurité et l'exposant aux pires accidents...). Vous vous lancez dans une inflation de générosité à vous ruiner complètement les nerfs (« Je tiens à vous déposer devant la porte de votre maison et peu importent les travaux dans la ruelle qui y conduit et que, à pied, vous pouvez y accéder, à partir d'un certain carrefour, en moins de deux minutes ») et vous sacrifiez le peu d'énergie qui vous reste à dérider un visage obstinément boudeur et accusateur... Le visage même de la maîtresse d'école intraitable qui condamne l'élève n'ayant pas réussi à son contrôle.
Ô pauvre enfance, à qui te livre-t-on ! Et pour quelles leçons souvent aussi peu amènes que ces visages !

Infliger des leçons est une occupation à laquelle beaucoup aiment à s'adonner. Sans doute le souvenir des leçons reçues tout au long de l'enfance ne se perd pas facilement et comment, dès lors, résister, adulte, à la tentation d'en administrer à son tour ? C'est pourquoi il ne faut surtout pas croire que le jeu de la maîtresse d'école est réservé aux seules fillettes. Il ne cesse...

commentaires (0)

Commentaires (0)

Retour en haut