De passage à Beyrouth pour une série d'échanges avec le public libanais, Michel Wieviorka a développé deux heures durant ses points de vue sur l'évolution du phénomène de la violence politique. Directeur d'études à l'EHESS (École des hautes études en sciences sociales), le sociologue est notamment reconnu à l'échelle internationale pour ses travaux portant sur le racisme, le multiculturalisme, la mondialisation, et plus récemment le terrorisme et la violence. Ses propos font écho aux non-dits et aux affres de l'histoire libanaise contemporaine.
Quel est l'objet de votre visite dans la capitale libanaise ?
Mon voyage à Beyrouth s'inscrit dans la préparation d'un grand événement. La Fondation maison des sciences de l'homme (FMSH), que je dirige, a lancé un programme de coopération internationale en sciences sociales sur la sortie de la violence. L'aboutissement de ce programme, l'International Panel on Exiting Violence (IPEV), sera concrétisé par une conférence qui aura lieu au Liban, au sein de l'AUB, à l'Institut Issam Farès, du 20 au 22 juin. Une centaine de chercheurs présenteront leurs résultats et débattront avec des personnalités issues du monde de l'action, des ONG, des diplomates, des responsables politiques et de la société civile, nationaux et internationaux. Beyrouth nous est apparue comme la ville idéale pour présenter les résultats de cette recherche, fruit de deux années de travaux portant notamment sur les expériences de « déradicalisation », les questions concernant la justice transitionnelle, le vivre-ensemble, etc. Le groupe apportera de nombreuses réflexions et permettra à la société de prendre au sérieux les enjeux d'aujourd'hui et de demain.
A-t-on le même rapport à la violence aujourd'hui qu'il y a 50 ans ?
Le monde des idées est beaucoup moins favorable à la violence qu'il ne pouvait l'être dans les années 1960, à l'époque où l'intellectuel était révolutionnaire, tiers-mondiste et s'identifiait à des luttes anticoloniales. Auparavant, en France, la société avait une idée générale positive de la violence, perçue comme un moyen révolutionnaire, nécessaire pour faire tomber un régime ou pour mettre fin à un épisode colonial. Cette perception a beaucoup changé. Aujourd'hui, aucun leader politique n'estimerait cette violence comme tolérable. La tendance générale de la société a changé, la considérant comme négative par nature, suite à l'utilisation de celle-ci par des groupes idéologiques religieux, nationalistes et indépendantistes.
Comment la violence politique a-t-elle évolué ?
Auparavant, la religion n'était pas prépondérante au sein de mouvements violents. Les individus passaient au second plan, le leader charismatique prévalait au sein d'une idéologie globale, ils ne voulaient pas mourir mais combattre sur le terrain en faisant de la politique. Aujourd'hui, le nationalisme est connecté avec le phénomène religieux, comme en Iran en 1979, en Tchétchénie, ou plus proche d'ici en Israël, où l'extrême droite mêle la religion dans une sorte de messianisme agressif et collectif. Certes, la violence de ces groupes est épisodique mais elle fait partie d'une vague globale d'hypernationalisme. Je pense également que la violence n'est pas intrinsèquement liée au monde musulman. Le débat est vif entre deux théories, celle de l'islamisation de la radicalité, soutenue par Olivier Roy, et celle de la radicalisation de l'islam, défendue par Gilles Kepel.
Vous établissez quatre niveaux à prendre en considération pour mettre un terme à la violence. Quels
sont-ils ?
Mon approche préconise de se préoccuper des individus, (...) victimes ou bourreaux, parfois les deux à la fois. Traumatisées par un épisode de violence, ces personnes acceptent ou refusent de demander pardon si elles ont été coupables. Ces longs processus constituent le premier niveau de l'analyse. Ensuite, il faut regarder les groupes, petits villages et communautés sérieusement affectés par la violence, avec des réalités culturelles locales souvent anéanties. Faut-il reconstruire des villages qui ont été détruits et faire revenir les habitants ? Ou faut-il aider ceux qui ont fui ces villages à vivre mieux ailleurs ? Regardez la question actuelle des réfugiés. Faut-il envisager leur retour dans le pays d'où ils sont partis, ou faut-il esquisser des réponses plus globales ? Troisièmement, vous avez les États-nations qui sont concernés. Un État-nation dans lequel un grand épisode de violence s'est produit doit-il donner la priorité à la justice ou à la paix ? Punir les coupables est le devoir de la justice. Mais en faisant cela, le risque d'une paix impossible à achever peut arriver. La paix est une amnistie qui est aussi une amnésie, les souffrances ne seront jamais évoquées publiquement.
Le quatrième et dernier niveau est d'ordre global et mondial. La sortie de la violence peut être gérée par des organisations supra-étatiques, avec un rôle important de la justice internationale. Celle-ci est décriée par certains, comme les États-Unis, parlant d'une « justice des vainqueurs » ; d'autres y voient la nécessité d'une justice supranationale.
Sortir de la violence, ce n'est donc pas seulement mettre fin aux actes concrets de violence – le conflit pouvant persister –, mais transformer cette violence pour la ramener dans un espace démocratique, où elle pourra s'exprimer par le débat.
Victimes et bourreaux peuvent-ils vivre ensemble dans un même espace ?
Il est urgent de mettre en place des processus qui vont permettre de transformer le drame et l'incapacité de se parler en capacité de se croiser. Pour qu'il puisse y avoir réellement une sortie de la violence, il faut que le bourreau reconnaisse ses crimes et les regrette, et que les victimes reconnaissent et acceptent sa demande de pardon. Enfin, lors d'un conflit, les études actuelles démontrent que les négociations de paix sont bien plus efficaces qu'une victoire totale si nous voulons mettre un terme à une guerre.
Dans cette optique, comment envisagez-vous la suite de la crise syrienne ?
Pour qu'il y ait un dialogue, il faut qu'il y ait une volonté de départ. Je pense que la crise syrienne fait partie de ces problèmes qui se résolvent bien davantage sous l'effet d'actions extérieures que de l'intérieur. Le problème n'est pas de réconcilier Bachar el-Assad avec telle ou telle partie de sa population, c'est impossible. Les influences extérieures sont bien plus décisives que des mécanismes internes. Celles-ci permettront peut-être un jour de traduire Bachar el-Assad en justice pour les crimes qu'il a commis.
Vous plébiscitez la négociation réussie entre le gouvernement colombien et les FARC. Est-ce un idéal à reproduire ?
Tout n'est pas négociable, il y a aussi des situations où la justice doit faire son travail. Par exemple, au sein de la communauté internationale, le jour où les principaux acteurs étrangers conviendront que Bachar el-Assad ne sera plus nécessaire, il sera expulsé du jeu. En Colombie, on a un acteur qui est dans la société colombienne qu'il s'agit de réintégrer dans le jeu politique. En Syrie, on a un chef d'État qui a utilisé la pire des violences contre son propre peuple, c'est bien différent.
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