À peine avait-il appris par notre hôtesse que j'écrivais des saluts de toutes sortes, fruits de l'observation platement sociologique, de la spéculation hautement philosophique ou encore de mon imagination battant la campagne, qu'un jeune homme, frêle comme un papillon et qui était assis à ma droite, se tourna vers moi et sur un ton de grande révélation me conta l'histoire de son « revirement providentiel ».
Les premières années de ma jeunesse, commença-t-il, furent aussi joyeuses qu'une gambade dans les prés par un après-midi de mai. Je me roulais dans l'herbe, virevoltais, butinais les fleurs. Et cette métaphore n'est pas à prendre seulement dans le sens des « jeunes filles en fleurs ». Non! La fleur pouvait avoir pour nom rêverie, musique, flânerie, bref revêtir toutes les formes du plaisir. Aussi m'arrivait-il de comparer ma vie à une cour de récréation, sans cloche ni surveillant, où l'on passe, par goût de la diversité et de la diversion, d'un jeu à l'autre.
Mais, un jour, et comment l'oublierai-je ? alors que je me disposais à glisser d'une partie de chasse à un recueil de poésie japonaise, je fus brusquement arrêté dans mon « fondu enchaîné » habituel par un phénomène qui me stupéfia : je ne trouvai en moi aucune trace de cette excitation qui prélude à tout nouveau plaisir et donne l'élan pour s'y plonger. Je me rassurai en pensant que telle était la conséquence de ma quête exclusive du changement et de l'inédit, que ma sensibilité exigeait à présent, plutôt que du bigarré, de l'intense et du raffiné. Je me dépêchai alors, pour réveiller mes papilles endormies, d'évoquer ce qui est réputé le meilleur dans le festin de la vie : une histoire d'amour avec bondissements de cœur, rebondissements de situation et apothéose finale.
Mais la perspective de troquer l'habit bariolé d'Arlequin pour celui empourpré de Roméo me laissa de glace. Incrédule, je me tâtai et fus saisi d'horreur : l'insensibilité première cédait la place à un dégoût incommensurable. Pour contenir l'épouvante que je sentais grandir en moi, je me raccrochai à des explications surnageant de mes lectures scolaires et me demandai : serait-ce l'expérience de l'absurde décrite par Camus et qui, survenant en toute circonstance, m'a surpris entre chasse et haïku ? Était-ce plutôt une nausée similaire à celle diagnostiquée par Sartre chez Roquentin et qui, onomastique oblige, se manifeste tel un roquet au contact de tout ce qui passe, sans aucune nécessité, du néant à l'être ? Mais je voyais qu'il m'était impossible d'incriminer le silence obstiné du monde de l'un ou l'existence privée de fondement de l'autre, car seule me répugnait ma propre manière de vivre. J'ignore si un sentiment de cet ordre étreignit Charles de Foucauld, alors qu'il menait une existence de patachon, et le conduisit jusqu'au désert du Hoggar mais, comme lui, je décidai qu'il me fallait cesser de varier les objets de ma jouissance pour changer radicalement le sujet que j'étais.
Peut-être même ne décidai-je pas mais, devant le dégoût ravageur, et par simple instinct de survie, je fis volte-face. Ainsi, de ce qui m'apparaissait la veille encore le plus plaisant, je passai incontinent à ce que j'avais toujours considéré comme le plus rébarbatif : le devoir. Je me précipitai vers lui, pour m'éloigner au plus vite du pré aux fleurs multicolores devenu, sous l'effet de je ne sais quel maléfice, gris, morne et inodore. Il m'accueillit avec ses aspérités attendues et cette figure de la familiarité, comparée à l'étrangeté qui, brusquement, s'était dévoilée à moi, me réconforta au point que je la saluai avec des larmes de reconnaissance.
Depuis, j'ai hérissé mes journées d'innombrables obligations qui forment comme une clôture de protection contre la vue de la tête de Janus portée par le plaisir. Car lui aussi est capable de volte-face détournant de vous, sans crier gare, son visage avenant et réjoui pour découvrir sa face terrible et mortifère.
Ayant écouté son discours de salut, je plaignis secrètement cet homme-papillon à cause du sort qui l'attendait : transitant désormais de la sévérité d'un devoir à la rigueur d'un autre, il ne manquera pas de voir resurgir, un jour aussi mémorable que le précédent, et à l'intérieur même de son champ clôturé, la face de l'incommensurable dégoût.
On ne guérit pas le mal de l'air par le mal de mer, mais ces deux maux, nés du mouvement incessant, par la stabilité et le repos. Adapté à notre homme, ce remède devient : choisir l'un, s'en tenir à lui et s'y maintenir.
commentaires (1)
Belle leçon de vie donnée par Nicole Hatem aujourd'hui au meilleur de sa forme. Son style un brin précieux et suranné sert très joliment le fond de sa pensée.
Marionet
11 h 00, le 14 octobre 2017