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Liban - La vie, mode d’emploi

73 - Le salut de la virago

Car il nous faut, impérativement, nous sauver d'elle.
Elle arrive dans une administration où vous travaillez pour, dit-elle, l'acquisition d'un produit et, déjà, dans la salle d'attente, vous l'entendez qui claironne qu'on ne lui rend pas suffisamment justice en sa qualité de cliente de choix : on devrait la recevoir immédiatement ou l'engager elle-même pour «servir de modèle à tous ces bons à rien d'employés ». Est-ce qu'elle souhaite véritablement qu'on lui rende justice ou qu'on lui rende les armes afin qu'elle se les réserve toutes ?
Elle entre dans votre bureau de son pas martial et commence une inspection générale de la tenue de vos dossiers, de la mise à jour de vos connaissances, de vos dispositions hospitalières et de votre taux de glucose. Elle vous regarde avec la hauteur de celui qui est sûr, lui, d'avoir ses comptes parfaitement en règle, depuis ceux qu'il a avec son épicier jusqu'à ceux qui lui garantissent son salut auprès de son Dieu. Mais pour vous, c'est le règlement de comptes sur-le-champ, à bout portant et coup sur coup. Ainsi êtes-vous accusée de négligence si vous ouvrez deux classeurs au lieu du seul qui convient pour retrouver un document, de conservatisme aveugle si votre ordinateur est par hasard fermé, de progressisme aveugle si vous répondez par un clic à toutes les interrogations qui cliquettent comme des armes impatientes de trouver le défaut de la cuirasse. Vous essayez de désamorcer, l'une après l'autre, les grenades qu'elle dégoupille sous votre nez. Vous souriez, vous jouez au benêt, vous slalomez dans le champ miné des questions ; vous cherchez à glisser entre les doigts de Jack l'éventreur en passant d'un sujet à un autre. Mais comme elle veut enfoncer des clous pour accrocher sa demande, elle vous cloue le bec et y va de son marteau. Et si vous avez le malheur d'émettre un petit soupir en faisant remarquer qu'elle tape un peu fort, elle vous répond sur un ton qui se veut enjoué : « Mais voyons, je plaisante ! » Bien sûr, à la manière du loup sous son bonnet de grand-mère dans le conte bien connu !
Nous passons enfin à l'article pour l'achat duquel vous avez subi stoïquement marteau et tenailles, et vous découvrez au fur et à mesure qu'elle énumère ses exigences (la couleur à changer, les options à multiplier, l'emballage à soigner, le bon d'échange à ne pas oublier, la garantie à prolonger, la livraison à hâter, etc.) que c'est votre âme qu'elle vise. Car le client n'est-il par roi ? Et le roi n'est-il pas le seigneur de ses sujets comme autrefois les barines, ces aristocrates russes qui comptaient par âmes leurs moujiks et les vendaient aussi bien vivantes que mortes, s'il faut en croire Gogol? Elle cherche à vous désespérer. Vous en avez la confirmation quand, l'affaire convenue, elle se réinstalle confortablement sur son siège et présente sa dernière requête : n'a-t-elle pas droit, en tant que cliente fidèle, à un geste de la part de son fournisseur ? Ne lui a-t-elle pas facilité la tâche en choisissant elle-même son cadeau au lieu de recevoir un objet « impersonnel » destiné illico à la corbeille ?
À ces mots, vos nerfs vous lâchent et vous vous mettez à hurler puis à supplier : vous n'êtes pas la personne compétente pour recevoir ce genre de réclamations inusitées, vous n'êtes qu'une pauvre employée qui a déjà six heures de bureau dans le dos pour la journée et vingt ans dans les articulations, et ne pouvez donc plus vous prêter à des numéros de cirque et d'épouvante, que s'il n'y a de grâce pour vous que dans la cession de votre place et de votre âme, qu'elle les prenne, mais, pour l'heure, qu'elle lève votre siège car vous êtes près de l'apoplexie !
Vous la voyez alors qui se retire, satisfaite, au-delà, semble-t-il, de ses espérances. Elle n'a pas obtenu son article gratis, mais la preuve que vous manquez de la poigne nécessaire pour occuper votre poste. Elle aurait su, elle, mettre au pas le client qui aurait osé douter de l'impeccabilité de ses dossiers et formuler des demandes non réglementaires !

Car il nous faut, impérativement, nous sauver d'elle.Elle arrive dans une administration où vous travaillez pour, dit-elle, l'acquisition d'un produit et, déjà, dans la salle d'attente, vous l'entendez qui claironne qu'on ne lui rend pas suffisamment justice en sa qualité de cliente de choix : on devrait la recevoir immédiatement ou l'engager elle-même pour «servir de modèle à tous ces...

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