Il ne manquait plus aux médias libanais et à tous ceux qui travaillent dans ce domaine que le lamentable épisode de mardi soir devant la chaîne al-Jadeed (NTV) pour compléter leur long chemin de croix.
La soudaine attaque des casseurs contre les locaux de la chaîne, en guise de protestation contre un programme satirique qui a évoqué en termes sarcastiques la disparition de l'imam Moussa Sadr, orchestrée dit-on par le dictateur libyen déchu et tué Muammar Kadhafi, reste incompréhensible et injustifiable. Mais ce qui l'est encore plus, c'est l'attitude de l'État et de toutes les instances concernées par la protection de la liberté de la presse.
Le mouvement Amal a eu beau affirmer que les casseurs ne sont pas issus de ses rangs, les drapeaux brandis et les slogans martelés étaient suffisamment éloquents. Certes, chaque personne a le droit de protester contre le contenu d'un programme télévisé ou contre une opinion exprimée. Mais ce droit n'englobe pas celui de tenter de causer des dommages matériels au bâtiment qui abrite la chaîne ou de s'en prendre directement aux travailleurs, profitant de l'attitude pour le moins ambiguë des forces de l'ordre mobilisées en principe pour repousser les assaillants mais qui, en réalité, ont fait preuve d'un laxisme étonnant. Quand on pense à la fermeté des forces de l'ordre et à leur zèle décuplé par les tuyaux et autres armes de répression des manifestations lorsqu'il s'agissait d'empêcher les protestataires contre l'amoncellement des déchets dans les rues, on remarque mieux l'étrange complaisance dont elles ont fait preuve avec ceux qui ont attaqué à coups de pierres le bâtiment de la NTV.
Il ne s'agit nullement, ici, de défendre cette chaîne en particulier ou un programme précis. Mais mardi soir, devant les yeux des Libanais qui regardaient la scène sur leurs petits écrans, c'est la liberté de la presse et le respect de cette liberté qui ont été mis à mal, doublement et dramatiquement. D'une part, les assaillants qui ont été lâchés, spontanément dit-on, mais avec certainement quelques encouragements discrets en raison de vieux comptes à régler, ont largement porté atteinte à la liberté de presse, mais de plus, la lente machine de l'État, qui au début n'osait pas vraiment se manifester par crainte de déplaire au protecteur présumé des assaillants, a porté, elle, un coup fatal à cette liberté.
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Il a fallu attendre le retour au pays du chef de l'État et les instructions immédiates et claires qu'il a données au ministre de la Défense pour que les forces de l'ordre se décident à accomplir leur travail. À partir de là, les ministres concernés ont osé se déplacer sur les lieux et réagir. Mais auparavant, ils avaient été classés aux abonnés absents. Encore heureux qu'ils n'aient pas choisi d'arrêter les responsables de la chaîne...
À l'heure où tous les responsables du pays, et même les personnalités d'une opposition qui ne dit pas encore son nom, affirment sans relâche vouloir un État de droit et se prononcent pour la démocratie, les libertés et les droits, ceux qui ont vu ce qui s'est passé mardi soir ne peuvent que se poser des questions sur la nature de cette démocratie et de cet État qu'ils ne cessent de nous promettre. Pire encore, pendant les deux jours qui ont suivi l'agression contre la NTV, bien peu ont osé clairement condamner l'attaque. La plupart des communiqués, y compris ceux du Conseil national de l'audiovisuel et, pire encore, celui du syndicat des rédacteurs, se sont voulus mesurés, critiquant l'agression, mais condamnant aussi la chaîne qui, ont-ils dit, n'a pas respecté la sensibilité d'une partie de la population. N'est-ce pas une manière de justifier l'attaque et de protéger les assaillants ? Tout cela dans quel but ? Pour ménager un chef qui probablement n'en demandait pas tant !
Lorsque toutes les instances publiques et professionnelles n'ont d'autre souci que d'être complaisantes avec des responsables politiques qui n'ont pas ouvertement réclamé un tel appui (peut-être parce que, par décence, ils n'osent pas confirmer leur appui à ces méthodes), c'est que la démocratie va bien mal. Les libertés et les droits ne souffrent pas les compromis. Il n'y a pas dans ce domaine de « oui, mais ». Sinon, c'est le début d'un processus qui mène vers la dictature et l'oppression. Le Liban ne peut pas et ne doit pas être cette ferme où les chefs de troupeau se partagent le terrain et les ressources. De même, les médias ne sont pas les caisses de résonance de leurs relations, tantôt pacifiées et tantôt conflictuelles. Si, par ailleurs, ils ont des reproches à faire aux médias, qu'ils les formulent dans le cadre d'une réforme institutionnelle du secteur médiatique, au lieu de chercher à les utiliser comme des bûches pour alimenter le feu de leurs intérêts. Ce qui s'est passé mardi et les tièdes condamnations qui ont suivi sont indignes d'une nation qui se veut un modèle de démocratie dans une région en pleine tourmente. Et que l'on cesse de dire : estimez-vous heureux de bénéficier d'une certaine stabilité ! Si elle existe, c'est aussi grâce à la population dans sa majorité silencieuse. Par contre, si elle est constamment ébranlée, c'est probablement à cause de la classe politique.
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commentaires (8)
MAIS OU ETIEZ-VOUS QUAND ON AVAIT SACCAGE LES LOCAUX DU FUTUR ET MIS LE FEU ?
LA LIBRE EXPRESSION
22 h 00, le 17 février 2017