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Liban - Réconciliation

L’émotion, pour transcender le noir entre Bab el-Tebbaneh et Jabal Mohsen

Le projet artistique du CICR, « Rue de Syrie », réalisé en collaboration avec le cinématographe américain Brandon Tauszik, vise à aider les deux communautés à se remettre du long cycle de violence et de pauvreté.

« Ma chambre est rose, mais des balles ont laissé leur impact sur les murs. Maitenant, j’ai peur d’y dormir », confie Zeinab.

Ce conflit remonte à loin, très loin. Il est, avec les camps palestiniens, la mémoire vive de la guerre du Liban, censée pourtant être finie et enterrée il y a plus de 20 ans... Bab el-Tebbaneh et Jabal Mohsen sont depuis 1975 le symbole du danger à Tripoli, mais aussi et surtout celui de l'instabilité, de l'incertitude permanente et du désespoir. Certes, les racines historiques du conflit sont compréhensibles : des siècles durant, les sunnites, par le biais du tout-puissant Empire ottoman, ont persécuté les alaouites. Et ce sentiment de persécution a d'abord été ravivé en 1975 lorsque les alaouites de Jabal Mohsen se sont rangés aux côtés de l'armée syrienne alors présente à Tripoli sous différentes bannières partisanes, face au mouvement Tawhid, qui avait pour fief Bab el-Tebbaneh. Mais aujourd'hui, alors que le Liban traverse une relative période de paix, ceux qui vivent dans cette enclave ne savent pas qu'ailleurs, les armes se sont tues.

Toutefois, l'incomparable résilience des Libanais, mais également leur inimitable faculté d'oublier leur passé immédiat font que, désormais, ce conflit – réelle survivance de la guerre civile – est relégué la plupart du temps aux oubliettes de l'actualité. Il ne fait la une des médias que lorsque la situation devient véritablement explosive et qu'elle menace incessamment la sécurité du pays dans son ensemble.

Fort de cet amer constat, le Comité international de la Croix-Rouge, basé à Genève, a lancé un projet artistique en collaboration avec Brandon Tauszik, un cinématographe et photographe américain de Californie, qui a innové en 2014 en racontant l'histoire des personnages qu'il rencontre à travers des fichiers vidéo très courts, sous format GIF.

Après Oakland où il a compilé dans un site web intitulé Tapered Throne ses rencontres avec des barbiers qui vivent et travaillent dans des quartiers défavorisés et souvent dangereux, il s'est rendu, sans transition, à Tripoli et plus précisément rue de Syrie. Le lieu où se sont concentrées, entre Jabal Mohsen et Bab el-Tebbaneh, toutes les haines du passé, ravivées à un moment donné par la guerre sanglante qui n'en finit plus de sévir en Syrie. Le but est, selon les termes utilisés dans le communiqué du CICR, « d'aider les deux communautés à se remettre du long cycle de violence et de pauvreté, et à contribuer à la reconquête de leur dignité ». Brandon Tauszik alterne ainsi textes et instants de vie pour créer une ambiance unique, reproduire l'atmosphère qu'il a pu ressentir lors de ses reportages sur le terrain. Son projet s'appelle – sobrement – Syria Street et sera accessible en ligne à partir de demain, mardi 16 janvier, sur syriastreet.com

Un même désir de vivre normalement

Pendant une semaine, Brandon Tauszik a donc arpenté ces rues criblées d'impacts de balles et de désespoir presque palpable, il a questionné et filmé ces héros de la vie ordinaire qui souvent n'ont d'autre choix que de rester là où leur vie est constamment menacée.

L'impression qui en ressort d'emblée est celle de l'interdépendance permanente entre la situation qui prévaut en Syrie et la situation sécuritaire dans ces deux quartiers tristement célèbres pour la violence qui y règne. Il s'agit de deux microcosmes, l'un sunnite – Bab el-Tebbaneh – l'autre alaouite – Jabal Mohsen – au sein desquels se cristallisent tous les desiderata et autres manipulations des chefs de guerre locaux et transfrontaliers. Et ces tiraillements constants, les habitants les vivent jusque dans leur chair puisqu'ils sont, paradoxalement et simultanément, premiers acteurs et premières victimes de ce conflit absurde, dont la ligne de front se résume à une simple rue commerçante, jadis prospère et au nom pour le moins déconcertant : rue de Syrie.

« J'étais trop jeune pour comprendre », confie ainsi Malak Jaafar à Brandon Tauszik, aujourd'hui chargé de communication au sein du CICR et qui se souvient s'être demandé, à 8 ans, alors qu'elle regardait le mur de son appartement criblé d'impacts : « Pourquoi quelqu'un tirerait sur la maison de quelqu'un d'autre ? » Cyniquement, c'est cette même question qu'elle a entendue, rue de Syrie, de la bouche d'une fillette de 11 ans, qui contemplait les murs de sa chambre rose, ravagés par les balles.

Le document précise ainsi qu'en dix ans, la zone a subit dix rounds de violence qui ont coûté la vie à plus de 200 personnes. Ironiquement, dans les deux quartiers, les témoignages recueillis par l'artiste sont étrangement similaires. Un même désir de vivre normalement, dignement et en sécurité.
Abbas, un commerçant originaire du Akkar et qui vit à Bab, gère son épicerie du mieux qu'il le peut. Il n'a qu'un souhait : « Lorsque mes enfants assureront la relève ici, j'espère qu'ils pourront évoluer dans une atmosphère de tolérance. » Pour lui, il est évident que la misère est le terreau qui nourrit la violence à Tripoli. « Ceux qui n'ont pas de travail portent les armes et s'engagent dans les milices. »

Ahmad est d'origine syrienne, il vit à Jabal Mohsen. « Je vendais du café à la mosquée de Bab. Mais ça c'était avant, quand personne ne se souciait de mes origines. » Il vend désormais des légumes rue de Syrie. « Ma femme est de Bab, et je suis de Jabal, donc pratiquement nous sommes tous hybrides. Avant les clashes, je vivais le plus clair de mon temps à Bab. Pour moi, c'était mon foyer. Aujourd'hui, je n'ai plus le courage d'y vivre. » Il estime que le Liban récolte toujours ce qui a été semé en Syrie, c'est d'ailleurs un adage qu'il avait inventé avant la guerre et affirme avec amertume avoir vu juste.

Hana, elle, est originaire de Bab. Elle confie que sa famille prend régulièrement la fuite quand les violences éclatent, mais dès qu'une accalmie se déclare, elle revient. « Ma maison est ici et j'en suis fière », affirme-t-elle sans sourciller dans sa cuisine dont les murs n'ont pas été peints après avoir été – pour la énième fois – reconstruits. À quoi bon ?

Nisrine est de Jabal. Elle élève seule ses quatre filles, son mari est décédé. « Je me souviens avoir pris la fuite un jour à Chekka, où on s'est réfugiés chez ma sœur. C'était tellement serein là-bas que j'ai cru avoir voyagé », raconte-t-elle, incrédule. Elle garde aussi l'espoir de voir le calme s'installer pour de bon dans ces quartiers : « Je veux que mes filles aient une meilleure vie que moi. Je n'ai connu que la guerre durant mon enfance. »

Derrière chaque visage, une histoire et surtout, des souffrances qui n'en finissent pas et dont personne ne parle, ou si peu. Des enfants qui vivent constamment dans la peur et dont la plupart ne vont plus à l'école à force d'avoir pris l'habitude de ne pas s'y rendre lorsque les combats font rage. La misère qui se perpétue donc et avec, sûrement, le cercle vicieux d'une violence pernicieuse car ancrée dans le quotidien. Et à laquelle personne ne semble pressé de mettre fin.


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