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Agenda - Hommage

Georges Yazigi, ou les repères d’une époque

Dr Georges Yazigi est parti. En silence, et à petits pas, la veille de Noël. J'ai appris la nouvelle à des milliers de kilomètres – nous avons voyagé le même jour, vers deux destinations inconciliables – et j'en reste profondément bouleversée. Quelques jours auparavant, alors que je m'enquérais de sa santé, il rétorqua d'un revers de la main : « Oh les inévitables petits tracas de mon âge... » Réponse esquivée, pour aborder un sujet plus convivial...
Puisse cet hommage personnel écrit sous le coup de l'émotion remplacer, ne serait-ce que peu, mon absence à l'adieu qui lui a été fait le 26 décembre.
Depuis l'enfance, lorsque mon père – admiratif, comme nombre de médecins, de l'investigation méticuleuse du brillant biologiste – nous accompagnait à l'imposant immeuble de la place Tabaris, alors protégé des francs-tireurs par les containers et les sacs de sable, tout me rassurait dans le rituel de la visite au laboratoire Yazigi.
Et tout m'y rassure encore, car j'y retrouvais des repères familiers et chaleureux. Le sol cabossé et raboté par des milliers de pas, le dessin des carrelages élimé par les ans, les vieux sièges de son bureau au cuir patiné, et dans la salle de prélèvements le fameux fauteuil en cuir noir que le biologiste avait dessiné et commandé à un artisan.
Le cadre était déjà, en soi, un vrai repère. Le repère enveloppant des lieux qui ont réfuté la réfection moderne et uniforme. Des lieux sans doute un peu austères les jours d'hiver, coins de murs fissurés et fenêtres perméables au froid, mais dans lesquels on y recevait le plus chaleureux des accueils et le plus consciencieux des examens.
Car Georges Yazigi savait prendre le temps.
Le temps de nous accueillir avec sa légendaire bienveillance. De discuter derrière son bureau, à bâtons rompus et sourire aux lèvres. De s'inquiéter des proches, d'évoquer le quotidien, la musique classique et Bach qu'il affectionnait tant. De raconter la faculté, l'Institut Pasteur et Paris, où il retrouvait le parfum nostalgique des années d'étudiant...
Il évoquait aussi le précieux choix qu'il avait fait de conserver sa liberté professionnelle, la difficulté de travailler dans ce pays qu'il n'a jamais abandonné, contait les années de guerre, terré dans son laboratoire avec quelques fidèles collaborateurs, face au mur de haine le long de ses fenêtres, et confiait ses petits plaisirs gastronomiques des dimanches beyrouthins...
Ensuite, arrivait l'instant incontournable de l'interrogatoire médical. Sérieux et ravisé, docteur Yazigi prenait note de nos symptômes et requêtes, posait des questions et s'inquiétait des réponses. Puis, assis sur son tabouret de la pièce attenante, il traquait lentement la veine avant d'enfoncer l'aiguille avec la même délicatesse que son caractère.
Georges Yazigi prenait le temps. Celui qu'il fallait. Celui qu'exigeait la pathologie suspectée, le questionnement médical, l'appréhension du diagnostic. Celui de l'analyse attentive des examens, avec rigueur et application ; aucune anomalie n'échappait à sa vigilance. La lecture minutieuse, l'explication des conclusions, les conseils éclairés. Quelques jours avant son départ, il avait consacré près d'un quart d'heure à me détailler, au téléphone, les résultats d'un bilan de routine. Georges Yazigi n'a pas cédé au culte contemporain de la précipitation, a inlassablement lutté contre la médiocrité ambiante. L'agitation outrancière de nos temps modernes n'a jamais altéré son calme et sa sérénité.
Le départ de Georges Yazigi met en exergue un tissu de médecins hélas en voie de s'éteindre. Ceux qui, dotés d'une immense culture et d'une profonde empathie, étaient d'abord des humains, avant que d'être des techniciens ou des spécialistes. Ceux qui prenaient le temps de réfléchir, de commenter, d'écrire et d'éclairer. Ceux qui n'ont pas laissé les techniques modernes d'investigation se substituer à l'examen clinique et au dialogue. Ceux qui soignaient aussi bien l'âme que le corps. Ceux pour qui les patients n'étaient pas des clients. Ceux qui, comme Georges Yazigi, comme mon père, savaient prendre le temps, le mesurer, le dispenser. Les générations futures de médecins sauront-elles renouer avec cet art suprême, celui de soigner avec compétence, conscience et compassion ?
Avec le départ de Georges Yazigi, un repère du paysage médical, de notre pays lui-même, une figure d'une trempe humaniste, disparaît. Et mon âme, comme tant d'autres j'en suis persuadée, en est profondément attristée.
Merci encore, docteur, du fond du cœur et adieu à l'homme qui a rejoint, en paix, l'Éternel.

Marie-Claude NAJM KOBEH

Dr Georges Yazigi est parti. En silence, et à petits pas, la veille de Noël. J'ai appris la nouvelle à des milliers de kilomètres – nous avons voyagé le même jour, vers deux destinations inconciliables – et j'en reste profondément bouleversée. Quelques jours auparavant, alors que je m'enquérais de sa santé, il rétorqua d'un revers de la main : « Oh les inévitables...