Donald Trump lors du « Commander in chief Forum » à Manhattan le 7 septembre. Mike Segar/Reuters
Le mois dernier, cinquante anciens responsables de la sécurité nationale ayant occupé des postes importants au sein de différentes administrations républicaines, sous les gouvernements de Richard Nixon à George W. Bush, ont signé une lettre ouverte annonçant qu'ils ne voteraient pas pour le candidat de leur parti à l'élection présidentielle, Donald Trump. Selon leurs propres termes : « Un président doit savoir s'imposer une discipline, contrôler ses émotions et n'agir qu'avec circonspection, après mûre réflexion. » Ou, plus simplement : « Trump n'a pas le tempérament requis pour être président. »
Dans le vocabulaire des théories contemporaines du pouvoir, Trump souffre d'une carence d'intelligence émotionnelle – cette maîtrise de soi, cette discipline et cette capacité d'empathie qui permettent aux dirigeants de canaliser leurs pulsions et d'attirer l'attention et l'affection des autres. La notion d'intelligence émotionnelle – qui comprend deux éléments-clés, la maîtrise de soi et la facilité à aller vers l'autre – va à l'encontre de l'idée que les sentiments perturbent la pensée, puisqu'elle suggère que la capacité à comprendre et à contrôler ses émotions peut précisément contribuer à une pensée globale plus efficace.
Si le concept est récent, l'idée n'est pas nouvelle. Les esprits pragmatiques ont depuis longtemps compris son importance chez les dirigeants. Dans les années trente, Oliver Wendell Holmes, ancien juge à la Cour suprême, vieux grognard qui avait pris part aux combats de la guerre de sécession, fut amené à rencontrer Franklin D. Roosevelt, lui aussi diplômé de Harvard, mais qui ne s'y était pas montré un étudiant particulièrement brillant. Interrogé sur l'impression que lui avait faite le président nouvellement élu, Holmes eut cette réponse, devenue célèbre : « Esprit de seconde zone ; tempérament de première classe. » La plupart des historiens conviendraient que la réussite de Roosevelt en tant que dirigeant doit plus à son intelligence émotionnelle qu'à son « quotient intellectuel ».
Voici plus d'un siècle que les psychologues tentent de mesurer l'intelligence. Les tests de QI, comme on les nomme, mesurent certains aspects de cette intelligence, notamment la compréhension verbale et le raisonnement perceptif, mais les résultats obtenus ne peuvent présumer que dans une proportion de 10 à 20 % du degré de réussite dans la vie. Les 80 % restants, inexpliqués, sont le produit de centaines de facteurs qui se manifestent dans le temps. L'intelligence émotionnelle est l'un d'entre eux.
De l'avis de certains spécialistes, l'intelligence émotionnelle aurait deux fois plus d'importance que les capacités techniques ou cognitives. D'autres lui attribuent un rôle plus modeste. Les psychologues s'opposent par ailleurs sur la nature des relations entre ses deux composantes, la maîtrise de soi et l'empathie. Bill Clinton, par exemple, n'était pas maître en la première, mais excellait dans la seconde. Quoi qu'il en soit, ils s'accordent à dire que l'intelligence émotionnelle est une dimension essentielle de l'aptitude à diriger. Richard Nixon avait probablement un QI plus élevé que celui de Roosevelt, mais une intelligence émotionnelle plus faible.
Les dirigeants usent de leur intelligence émotionnelle pour adapter leur « charisme », leur magnétisme, au gré du contexte. Nous avons tous différentes façons de nous présenter aux autres afin de maîtriser l'impression que nous produisons, par exemple lorsque nous nous « habillons pour la circonstance ». Les responsables politiques, eux aussi, s'« habillent » différemment en fonction de leur audience. L'équipe de Ronald Reagan était connue pour savoir contrôler les apparences. Et même le rude général qu'était George Patton travaillait devant le miroir son air renfrogné.
Contrôler l'impression qu'on fait sur les autres réclame la même discipline émotionnelle et les mêmes talents que ceux des bons acteurs. Le rôle de l'acteur et celui du dirigeant ont beaucoup en commun. Tous deux mêlent à la maîtrise de soi la capacité de se mettre en avant. L'expérience acquise à Hollywood par Reagan lui fut très utile à cet égard, et Roosevelt était lui-même un acteur consommé. Malgré ses souffrances et ses difficultés à se déplacer sur des jambes paralysées par la polio, FDR ne se départait pas de son sourire, et évitait scrupuleusement d'être photographié dans le fauteuil roulant qu'il utilisait.
Les hommes, comme les autres groupes de primates, concentrent leur attention sur leurs dirigeants. PDG et présidents, qu'ils l'admettent ou non, émettent des signaux qui sont scrutés avec beaucoup d'intérêt. L'intelligence émotionnelle consiste à être conscient de tels signaux et à les contrôler, tout comme à s'imposer une discipline qui interdira aux besoins psychologiques personnels de perturber les décisions prises. Ainsi Nixon, s'il était capable de conceptualiser efficacement sa politique étrangère, était-il moins habile à maîtriser le sentiment personnel d'insécurité qui le poussait à dresser des listes d'ennemis et a finalement précipité sa chute.
Trump possède certains talents conférés par l'intelligence émotionnelle. C'est un acteur que son expérience d'animateur d'une émission de téléréalité a servi pour dominer le champ encombré de la primaire républicaine et pour gagner l'attention des médias. Coiffé d'une casquette de base-ball siglée à son slogan – « Rendre à l'Amérique sa grandeur » –, il semble se jouer du système avec une stratégie gagnante faite de déclarations « politiquement incorrectes » qui concentrent l'attention sur sa personne et lui valent une énorme publicité gratuite.
Mais pour ce qui concerne la maîtrise de soi, Trump s'avère déficient, et par conséquent incapable d'évoluer vers le centre en vue de l'élection générale. De même a-t-il échoué à faire preuve de la discipline requise pour la maîtrise des détails de la politique étrangère, d'où il ressort qu'à la différence de Nixon, il passe pour un naïf lorsqu'il s'agit des affaires du monde.
Trump a une réputation de despote dans ses relations avec ses pairs, mais ce n'est pas en soi un défaut rédhibitoire. Comme le remarque Roderick Kramer, psychologue à Stanford, le président Lyndon Johnson était un despote et nombre d'entrepreneurs de la Silicon Valley ont un style despotique. Mais pour Kramer, ces despotes-là ont une vision qui inspire aux autres l'envie de les suivre.
D'autant que le narcissisme de Trump le conduit à des réactions excessives, souvent contre-productives, envers les critiques ou les affronts. Ainsi s'est-il laissé entraîner dans une dispute avec un couple, Américains musulmans, dont le fils, soldat des États-Unis, a été tué en Irak et dans une querelle ridicule avec le président de la Chambre des représentants, Paul Ryan, par qui il s'était senti offensé. Dans ces cas-là, Trump a lui-même piétiné son message.
C'est cette carence d'intelligence émotionnelle qui coûte à Trump le soutien de certains des plus remarquables experts en politique étrangère que comptent son parti et le pays. Pour reprendre leurs termes : « Il est incapable de séparer la vérité du mensonge – ou ne le souhaite pas. Il n'encourage pas les points de vue contradictoires. Il manque de maîtrise de lui-même et agit impulsivement. Il ne tolère pas la critique. » Ou, comme aurait pu le dire le juge Holmes, il se disqualifie par un tempérament de seconde zone.
Traduction François Boisivon.
© Project Syndicate, 2016.