Trois personnages pour une pièce féroce et noire. Photo DR
Une scène dépouillée de tout décor. L'appartement bourgeois dans lequel se déroule le huis clos est figuré par des panneaux de plexiglas qui découpent l'espace: au fond les parties privatives, au milieu les parties communes, au premier plan les pièces de réception. C'est là que l'action va se dérouler. Une action passée à la hache d'une bande-son bien relevée.
Line et Paul, couple très aisé, reçoivent souvent leurs amis à dîner. Une fois tout le monde parti, ils s'adonnent à leur sport favori: le dégommage en règle des invités. Tout ce qu'il y a de plus ordinaire. Jusqu'au jour où Line – par charité, par ennui ou par provocation – invite Boris, le clochard de la bouche de métro d'en face, à se joindre à leur repas. Boris, c'est le grain de sable qui, pense-t-on, va gripper la mécanique froide et insensible de la vie bien réglée de ce couple bourgeois. Que nenni! Boris n'est que le prétexte qui permet à Line et Paul de se divertir, de se donner des émotions fortes. Mais attention, dès lors que ce personnage – cette pièce rapportée – met en péril leur monde, ils n'hésiteront pas à l'éliminer.
C'est la lutte des classes version moderne? «Pour moi, il s'agit plutôt de deux camps qui ne luttent pas à armes égales», affirme Charif Ghattas. «Les uns, le couple, croient s'ouvrir à l'autre, le clochard... Mais dès que l'autre touche à leurs certitudes, qu'il les ébranle, ils resserrent les liens et sont prêts à aller très loin pour se protéger... Jusqu'à un acte de barbarie absolue!»
Les bêtes déploie une violence froide, maîtrisée, chirurgicale. Cette violence cantonne définitivement et sans espoir de changement les uns dans leur monde d'aliénants et les autres dans leur monde d'aliénés; les uns dans leur caste de dominants, les autres dans leur caste de dominés. Avec une variante notable par rapport au phénomène observé par Karl Marx: les castes dites supérieures bénéficient, en ce début de XXIe siècle, de moyens techniques de surveillance, de manipulation et de domination qui les rendent invincibles. «Il n'y a pas d'issue», affirme Charif Ghattas. «On ne gagnera pas. Mais il faut se débattre. L'écrivain sert à ça.»
Ce jeune auteur francophone libanais n'en est pas à son coup d'essai: une dizaine de pièces écrites ont été déjà mises en scène. Cependant, avec Les bêtes, il se cantonne au rôle de dramaturge, laissant la mise en scène à Alain Timar, une référence en la matière. «Aujourd'hui, faire appel à un metteur en scène, c'est la seule façon de diffuser ce que j'écris, le théâtre que je veux faire. Dans une démarche au long court, il est important que des gens qui ont voix au chapitre véhiculent mes textes, à travers leur propre regard», admet Charif Ghattas.
Pour mémoire
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