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Culture - Salon du livre 2015

Comment faire une interview avec un académicien sans se fatiguer

Parmi les invités phares du Salon du livre francophone de Beyrouth cru 2015, le charismatique romancier québécois de Haïti Dany Laferrière, académicien, spécialiste mondial de la sieste, de l'écriture en pyjama, de la lecture dans une baignoire rose et des formules aussi sensibles que drôles.

Dany Laferrière : « Le pays d’un écrivain, c’est sa bibliothèque. »

Un pied en France, un autre à Montréal, et le cœur ? « À Port-au-Prince », répond, sans ciller, le Québécois de Haïti Dany Laferrière. De sa voix grave, l'écrivain, scénariste et membre de l'Académie française, ajoute, avec une malice à peine perceptible : « Je change souvent d'émotion. Donc je peux toujours changer d'organe. » Avec l'auteur de Comment faire l'amour avec un nègre sans se fatiguer et de Journal d'un écrivain en pyjama, les questions prennent tout naturellement la forme d'une joute verbale où les mots symbolisent des clés que l'érudit jovial traduit à sa guise.
« À un Hispano-Américain, d'origine italienne, va succéder un Québécois de Haïti, qui sera reçu sous la Coupole par un Libanais, Amin Maalouf. C'est une sorte de rêve », avait insisté Jean d'Ormesson, le 28 mai dernier, lors de la cérémonie d'adoubement de M. Laferrière à l'Académie française. Le métissage francophone dans toute sa splendeur...

 

Immortels trépassés : S'il devait se trouver face à l'un de ses illustres prédécesseurs? « Non, moi je préfère dialoguer avec mes contemporains. Les grands auteurs ont mis tout ce qu'ils avaient à dire dans leurs livres. Je ne cesse de converser avec eux. Je crois avoir conversé avec Borges plus qu'avec quiconque de mon vivant. Et Voltaire est certainement en dessous de ce qu'il a écrit. Ce que j'aime, c'est de discuter de choses et d'autres avec des gens qui n'ont pas forcément une vision du monde aussi organisée que celle de ces écrivains-là. C'est avec ces gens-là que je capte les résonances de mon époque. Que je trouve le terreau, le matériau de mes livres pour répercuter leurs voix. »

Fauteuil numéro 2 : « C'est le fauteuil que j'occupe à l'Académie française. Et celui qu'ont occupé avant moi Montesquieu, Alexandre Dumas et, plus récemment, le regretté Hector Bianciotti. Que je n'ai pas connu. Mais que j'ai beaucoup lu, pour en faire l'éloge le 28 mai dernier sous la Coupole. Le fauteuil numéro 2 m'est cher, je suis d'accord avec la lignée des auteurs qui s'y sont assis. Montesquieu a beaucoup écrit contre l'esclavage, c'est un homme de droit, qui a l'esprit des lois. J'aime beaucoup son point de vue sur les gouvernements modérés. La passion, c'est la chose la plus usitée. Il sait très bien ce que cela donne. Être tempéré demande une rigueur. La rigueur de Montesquieu, nous en avons grandement besoin. »

 

Remington 22 : « Une mythologie ! C'est ma machine à écrire que j'avais achetée il y a très longtemps. Avec laquelle j'ai écrit mon premier roman. Pour le jeune homme que j'étais, cette machine représentait l'Amérique. Je voulais être un écrivain du continent américain. Je voulais sortir de la " tropicalité ", du lyrisme tropical, de la dictature de la condition insulaire. Je voulais entrer dans la modernité. Avoir une machine à écrire, c'est écrire comme Hemingway. Je devais apprendre plus tard que le style ne tient pas uniquement de cela. Mais je crois encore que la machine à écrire a changé mon style. Elle m'a fait un style plus direct, presque efficace dans cette manière nord-américaine, où j'ai insufflé un peu de poésie. »

 

Écriture : « En fait, je n'écris pas beaucoup, affirme le malicieux. Je suis un lecteur qui écrit. J'ai toujours eu l'impression de lire et de voyager. Je suis tout étonné de voir que j'ai 23 ouvrages à mon actif. Je ne me suis pas vu en train de les écrire. J'ai dû le faire dans un état de somnambulisme. Un peu comme les peintres primitifs haïtiens qui sont toujours en état de rêve. J'écris dans cet état-là. Je ne pense pas à être un écrivain. Je pense à lire, voir des gens, converser et voyager. C'est pour cela que j'écris vers 3h du matin, justement, en état de sommeil. »

 

Petit-Goâve : « C'est la ville où j'ai passé mon enfance. Je suis né à Port-au-Prince, mais je préfère que le mot natal soit lié aux premières émotions plutôt qu'à une naissance biologique. L'éveil des sens est la vraie naissance. Donc, c'est Petit-Goâve, ma ville natale. J'y ai découvert mes premières émotions, le feu, le contact du feu, l'eau, l'odeur de la pluie et de la terre mouillée, les papillons... »

 

Le café : « Son odeur a bercé mon enfance. Le café de Da, ma grand-mère. Je crois que l'odorat est le sens qui a la plus longue mémoire. L'arôme équivaut au goût. Quand le goût est très bon, l'odeur l'est aussi. Le café a une influence sur mon style d'écriture. Ce qu'on lit correspond à ce que l'on reçoit comme émotion. Je ne m'embarrasse pas de techniques. Comme, encore une fois, les peintres primitifs qui donnent l'impression de ne pas savoir dessiner, mais dont l'art vous atteint on ne sait comment. On est là, on reçoit l'émotion et cela annule l'esprit critique. »

 

Legba : « C'est le dieu qui m'a accompagné toute ma vie. Moi qui ne suis même pas athée. Car, comme disait l'un de mes amis, " il y a un dieu pour les athées ". Legba est placé à la frontière du temps et il permet à un mortel de passer d'un monde à l'autre. C'est exactement cela que fait un écrivain. Il ouvre la barrière. L'écriture ou la lecture comme une fenêtre à enjamber pour tomber dans un autre univers. Legba devient, pour moi, le dieu des écrivains. D'ailleurs, c'est lui qui était dessiné sur le pommeau de mon épée d'académicien. »

 

Immortalité : « Ah moi non, je suis comme Borges, je suis trop fatigué pour la demander. Pour les académiciens, l'immortalité est celle de la langue française. Et non de l'individu. On a vite fait d'accoler cela aux individus. Quant à la postérité d'un écrivain, c'est une loterie. Il y a des choses qui durent parce que le papier est de bonne qualité (grincement de dents). L'être humain ne peut pas se nourrir uniquement de choses de bonne qualité, on a besoin aussi de choses moins bonnes. Idem en littérature. Il y a des écrivains importants tombés dans l'oubli et d'autres qui le sont moins et qui sont là. Pour représenter cette différence de goût, de ton. Parce que nous ne sommes, heureusement, pas des êtres parfaits. »

 

Francophonie : « Je suis écrivain, je suis dans la littérature, pas dans l'idéologie. J'estime que la francophonie m'a bien servi. Elle a permis à des écrivains qui parlent français de se rencontrer. À ce titre-là, les instituts français dans le monde ont fait un travail formidable. Mais l'autre aspect de la francophonie, je le laisse à d'autres. Les slogans ? Même quand ils sont bien formulés, je ne les aime pas. Cela devient une utopie, et on a vu comment cela finit. »

 

La baignoire rose : « J'ai passé mon premier été à Montréal, allongé dans une baignoire rose, à lire des écrivains que je ne pouvais me payer à Port-au-Prince. J'avais 23 ans et cela a été l'été le plus studieux, le plus magique de ma vie. »

 

L'art de ne rien faire : L'art (presque perdu) de ne rien faire. « Oui, ce titre d'un ouvrage paru en 2011 illustre bien ma manière d'entrer sur la pointe des pieds dans la maison. Dans ce monde qui s'accélère sans cesse et nous pousse à aller tout droit vers le mur. Nous sommes devenus les chauffeurs d'une autoroute qui conduit vers une falaise. Il s'agit d'y aller le plus lentement possible. Nous ne sommes pas obligés de courir vers cette fin. Je me souviens de ma grand-mère qui marchait très lentement. Elle me disait : " J'ai passé ma vie à escalader la montagne dans l'espoir de voir ce qu'il y a de l'autre côté, et maintenant que j'y suis, ce que je vois en bas me plaît si peu que je ralentis pour ne pas y arriver. " Moralité ? " C'est dans la première partie qu'il faut ralentir le plus possible. Puisque, comme on dit, tout se passe dans l'escalier. " »

 

Dictionnaire : « Celui de l'académie change tous les 35 ans. Nous sommes beaucoup plus lents. Je suis là à l'académie, je suis encore dans l'observation des choses. Je n'ai pas de projets. J'y suis tout simplement. Si je devais proposer un mot ? Je le ferais. Cela viendra. Je ne veux pas m'imposer des choses à faire, cela devient moins amusant. Si l'académie m'amuse ? Bien sûr ! Je suis comme un poisson dans l'eau lors des réunions hebdomadaires. Il y a une chose de moi que l'on ne sait pas – ce lien avec l'éternité, peut-être mon rapport avec Borges qui disait " l'éternité me guette " –, les gens ont inventé un personnage iconoclaste. Ce que je ne suis pas. Ils voient en moi une personne qui aime casser les choses, alors que si l'on me lit attentivement, on découvre quelqu'un qui reconstruit son enfance, son adolescence, l'arrivée dans un autre pays. C'est toujours physique, c'est toujours concret. Tout ce que je veux, c'est garder les choses sous leur lumière naturelle. Il semble que vous avez une opinion de vous et les autres en ont une autre. »

 

L'agenda de l'académicien

Ce soir, à 18h, Dany Laferrière donne une conférence dans le cadre du Salon du livre, au Biel, intitulée « Mangue parfumée, avocat violet et piment rouge ! » À la salle Agora, présentée par Georgia Makhlouf.
À 19h, il signe l'ensemble de ses œuvres sur le stand canadien.
Le romancier aura également une séance de signature demain dimanche 25 octobre, à 19h, sur le stand canadien.
À signaler que Laferrière donnera également une conférence à la bibliothèque publique municipale Assabil de Geitawi, Rmeil, jardin des Jésuites, aujourd'hui samedi à 12h30.

 

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