L’artiste et son modèle.
Une histoire de vie digne d'un roman. Un roman hugolien, balzacien, tolstoïen ou tout simplement «saroyanien». Entre ombre et lumière, déchéance et reconnaissance publique, brimade et quête éperdue, une vie d'errance, de privation et surtout de refuge dans la peinture. Ce serait un peu Van Gogh, dans toute sa déroute de traversée humaine, au pays de Grégoire l'Illuminateur. Telle est la bouleversante histoire du peintre Édouard Pertian.
Exil, misère, solitude, aliénation, damnation et salvation se côtoient dans son pinceau frémissant de tension, imbibé d'une certaine révolte et pourtant tendu vers la sérénité et la paix. En couleurs vibrantes et flamboyantes. Sur fond de contrastes violents et de lignes tourmentées. Dans des paysages d'une simplicité désarmante où chevauchées fantastiques d'alezans aux crinières folles épousent les dômes des églises abandonnées à flancs de coteaux aux herbages
desséchés.
Édouard Pertian, c'est ce cri entre la désespérance des hommes et la mansuétude de Dieu, c'est ce regard entre le délabrement des villages de bout du monde et le réconfort auprès des animaux aussi perdus que les vivants. C'est ce chant de la terre entre cycle des saisons et la résignation des gens humbles.
Mais on revient toujours aux origines pour expliquer une œuvre, une création. Celle de cet artiste, né en 1930, en pleine horreur et dictature staliniennes, dans les quartiers les plus putrides d'Erevan, porte déjà l'empreinte de la souffrance et du désarroi.
Cette peinture aux humeurs moroses et grises déplaît au système stakhanoviste. On corrige sans ménagement le récalcitrant qui ne se plie pas aux diktats de l'art soviétique prônant le bonheur des ouvriers dans le travail acharné et la gloire à un État déifié. Mais Édouard Pertian, impertinent coloriste, impénitent rêveur et incorrigible dissident, se dérobe et retourne à Gond, son quartier de misère et de miséreux.
Il vit d'expédients et peint tout ce qui lui tombe sous la main. Une frénésie créative pour survivre, respirer, garder la tête hors de l'eau, éviter la folie absolue, échapper au sort funeste de suicidé de la société. Sur son chevalet nomade, car il se jette sur les routes, il ressuscite les pierres et les pierrailles des masures, aborde des paysannes devisant avec leurs fichus et haillons, croise un violoncelliste qui joue en pleine rue devant des chiens indifférents ou médusés, prie dans des églises isolées aux nefs branlantes, surprend des hameaux calfeutrés au cœur des verdures indisciplinées, médite devant des cerisiers en fleurs, blancs comme les voiles d'une mariée.
Richesse et pauvreté, éclat du jour et décomposition des âmes privées de lumière, telle est cette peinture d'une grande vigueur. Une peinture sans sophistication, mais originale et intense par son impressionnisme décapant. Une peinture où les branches des arbres, même au printemps, ont des torsions et des contorsions d'une demande de la dernière grâce. Témoignage éloquent d'une Arménie en prise avec l'histoire. On ne passe pas impunément l'écran du temps et encore moins les changements des systèmes politiques.
Aujourd'hui, au gré d'une rencontre fortuite, à plus de 80 ans, pris en charge par un galeriste libanais, Édouard Pertian a largement dépassé les frontières du pays de l'Araxe. Et ses toiles sont sous les spots des cimaises de Pékin à New York, en passant par Buenos Aires, Montréal, Beyrouth et Las Vegas. Un repêchage salué avec enthousiasme par la presse et le public.
Ses déshérités, ses natures ombrageuses et joyeuses à la fois, son spleen nihiliste, ses carrioles d'un autre temps, ses variations de thèmes de personnages démunis et sa faune domestique, entre caquètement, cavalcade, miaulement et aboiement, révèlent un monde touchant. Au plus près de la simplicité et du dénuement. Dans un lyrisme aux horizons souvent plombés malgré l'image d'une échappée belle. Avec une splendeur au naturel et une inébranlable foi en un Dieu bienveillant. Le tout nimbé, avec éclat, d'humilité, de dignité et de beauté.
Le pinceau d'Édouard Pertian est celui d'un vrai chroniqueur rural. Dénonciateur, certes, mais profondément humain. Tout en teintes fauves, veloutées, hérissées, douces, caressantes. Comme le parfum d'une nostalgie indéfinissable. Tel un feu de bois qui rassure et réchauffe.