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Moyen Orient et Monde

Patience révolutionnaire

Le 17 décembre 2010, Mohammad Bouazizi s'immolait par le feu à Sidi Bouzid en Tunisie. Dans les semaines qui suivirent, la révolte populaire provoquée par l'acte de Bouazizi se répandit bien au-delà des frontières tunisiennes pour atteindre une grande part du monde arabe.


En Europe, l'Ukraine et d'autres pays troublés comme la Bosnie ont débuté leurs longues transitions, encore inachevées, vers la démocratie il y a un quart de siècle. Le monde arabe, par contre, en est à peine à sa troisième année de transition, un battement de paupière à l'échelle de l'histoire. Pourtant, il y a déjà eu des changements significatifs et la région continue d'avancer – même si la destination demeure incertaine. Comme dans d'autres régions du monde, les pays arabes ont besoin de temps pour parvenir à la démocratie et au pluralisme réclamés par leurs peuples. Ils atteindront leurs buts – mais pas en trois ans.
En fait, les événements dans le Moyen-Orient d'aujourd'hui sont encore façonnés par les changements radicaux survenus après la Première Guerre mondiale. Historiquement, la plupart des Arabes étaient regroupés sous différents califats. Après la dissolution de l'Empire ottoman en 1923, deux États-nations (l'Iran et la Turquie) émergèrent, et les Arabes furent distribués en 22 nouveaux pays généralement sous domination coloniale française ou britannique.


Ces colonies ont par la suite obtenu leur indépendance – l'Arabie saoudite, aujourd'hui une puissance régionale sunnite, fut créée en 1932 – à la suite de quoi s'opéra une nouvelle tentative pour unir la nation arabe avec l'émergence d'un islam politique apparu dans les années 1920 en réponse à la chute du califat ottoman. Le phénomène prit différentes formes, dont les Frères musulmans créés en 1928. Au même moment, le panarabisme du président égyptien Gamal Abdel Nasser et le parti Baas syrien œuvraient à la création d'un État-nation selon des principes laïques ; ces efforts ont donné naissance à la République arabe unie, une union entre l'Égypte et la Syrie qui dura de 1958 à 1961.


Un demi-siècle plus tard, les révoltes simultanées dans le monde arabe ne résultent d'aucune de ces tendances politiques, mais reflètent plutôt un large rejet populaire des gouvernements autoritaires dysfonctionnels et corrompus. Mais devant le spectacle de la Syrie noyée dans une brutale guerre civile qui a déjà coûté la vie à 130 000 personnes, celui de la Libye, au bord du gouffre, ou encore celui de l'Égypte qui rend le pouvoir à l'armée et interdit les Frères musulmans, la Tunisie reste la seule transition réussie. La Tunisie a adopté sa nouvelle Constitution le 27 janvier dernier, ouvrant donc la voie à des élections qui seront les plus laïques et les plus justes jamais organisées dans aucun des pays de la région. La nouvelle Constitution est la plus moderne du monde arabe, le fruit d'une transition non violente. Avec sa faible population instruite, la Tunisie est devenue l'exception.


Le gouvernement égyptien a fait reculer le pays depuis le coup militaire qui renversa le président Mohammad Morsi en juillet dernier en interdisant les Frères musulmans. Mais le processus égyptien ne devrait pas être simplement considéré comme un retour au statu quo d'avant=2011 ; les développements constituent plutôt ce qui pourrait se caractériser par une spirale ascendante qui tout en se retournant sur elle-même n'en continue pas moins d'avancer. La rupture générationnelle est très visible en Égypte : la mobilisation sociale a fourni aux jeunes Égyptiens une précieuse expérience politique, et cela constitue une différence essentielle par rapport aux trente années de règne de l'ancien président Hosni Moubarak. On pourrait dire la même chose de la Syrie, même si la spirale y est inlassablement descendante, et toute inversion de la tendance reste bloquée, particulièrement depuis l'échec du deuxième cycle de négociations de paix à Genève.


Plus généralement, les transitions sont freinées par le manque de pluralisme et l'incapacité à partager le pouvoir. À l'exception de la Tunisie, cette situation est notable à différents degrés dans tous les pays affectés. En Égypte, tant l'armée – que ce soit sous le régime de Moubarak que sous celui du maréchal Abdel Fattah el-Sissi – que les islamistes ont démontré leur volonté de monopoliser le pouvoir. Le pluralisme politique ne peut être imposé. Les sociétés doivent le réclamer et mettre en place les dernières institutions nécessaires à son maintien. Ce processus peut prendre de nombreuses années, ce qui souligne l'impératif de ne pas perdre de vue la perspective historique. La situation dans chacun de ces pays était différente aux prémices de leur révolution. Les pays dont la société est homogène, comme la Tunisie, ont connu des niveaux de violence relativement modérés, contrairement aux pays socialement hétérogènes comme la Syrie. Il n'existe pas non plus de structures régionales consolidées auxquelles les pays en transition pourraient adhérer ; et il se trouve peu de modèles locaux – à l'exception peut-être de la Turquie – qui pourraient contribuer à ancrer démocratie et pluralisme.


Le contexte dans lequel ces transitions se sont opérées était effectivement – et demeure – défavorable comparé à la situation en Europe. Contrairement aux pays arabes, l'Europe de l'Est et les Balkans ont bénéficié d'un même point de départ et d'une voie à suivre commune : ils appartiennent tous à un continent qui a entrepris des étapes historiques vers l'intégration depuis la Seconde Guerre mondiale. Cela leur a aussi donné un axe commun, que ce soit en termes politiques (accession à l'Union européenne) ou en termes sécuritaires (par l'intermédiaire de l'OTAN). Mais les situations en Bosnie et en Ukraine sont encore très fluides. Vingt-cinq ans après la chute du mur de Berlin, et 23 ans après la désintégration de la Yougoslavie, la transition postcommunisme n'est toujours pas terminée.


Nous ne pouvons nous attendre à des résultats au Moyen-Orient en trois ans, alors qu'ils n'ont pas été obtenus en un quart de siècle en Europe. En dépit du rétropédalage en Égypte, et de la violence intolérable en Syrie, la région évolue à son propre rythme dans un contexte géopolitique complexe, changeant et instable. Une stratégie patiente et un dévouement inébranlable au pluralisme sont fondamentaux, à Kiev comme au Caire.

 

Traduit de l'anglais par Frédérique Destribats © Project Syndicate, 2014.

Le 17 décembre 2010, Mohammad Bouazizi s'immolait par le feu à Sidi Bouzid en Tunisie. Dans les semaines qui suivirent, la révolte populaire provoquée par l'acte de Bouazizi se répandit bien au-delà des frontières tunisiennes pour atteindre une grande part du monde arabe.
En Europe, l'Ukraine et d'autres pays troublés comme la Bosnie ont débuté leurs longues transitions, encore...

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