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« Il n’y a pas de retour possible à l’ère Moubarak » - Égypte

« Il n’y a pas de retour possible à l’ère Moubarak »

La révolution du Nil a été trop vite célébrée et encensée, mais le recul historique est encore insuffisant pour porter un jugement définitif.

Depuis la destitution du président islamiste Mohammad Morsi par l’armée, le 3 juillet 2013, ses partisans manifestent quotidiennement au Caire. La sanglante répression perpétrée par le pouvoir intérimaire n’est pas sans rappeler les méthodes du régime Moubarak. En outre, les attentats contre les forces de l’ordre revendiqués par des jihadistes se multiplient, faisant craindre une vague terroriste en Égypte. Photo Reuters

Le 25 janvier 2011, une révolte d'ampleur a débuté en Égypte sur la place Tahrir du Caire aux cris de « Moubarak, dégage ! »

Trois ans après le départ du raïs, sur cette même place devenue emblématique, la foule noyée sous une nuée de portraits du maréchal Abdel Fattah Sissi scandait sans discontinuer son nom.

Le 25 janvier 2014, en ce jour anniversaire de la révolution du Nil, nombre d'Égyptiens, dans toutes les couches de la société, n'ont qu'une maxime à la bouche : « Il faut un militaire à la main de fer comme Sissi pour restaurer l'ordre et littéralement éliminer les Frères musulmans », qu'une part de la population tient pour responsables de tous les maux du pays après une année au pouvoir de la confrérie (2012-2013).

De ce point de vue, les Égyptiens semblent avoir la mémoire très courte. En effet, la sanglante répression des manifestations d'islamistes qui ont suivi la destitution par les militaires de l'unique président démocratiquement élu, Mohammad Morsi, n'est pas sans rappeler les méthodes de l'ancien régime. Il ne faut pas oublier que cette répression a également visé plusieurs militants laïcs opposés à l'armée et ses privilèges toujours intacts, ainsi qu'au pouvoir intérimaire mis en place par cette dernière et dirigé de facto par elle.

Depuis, c'est l'engrenage meurtrier au pays des pyramides. Plus d'un millier de partisans du président destitué ont été tués, plusieurs milliers de Frères musulmans arrêtés, dont la quasi-totalité de leurs dirigeants qui, à l'instar de M. Morsi, encourent la peine de mort dans divers procès. Des dizaines de membres des forces de l'ordre ont aussi péri dans une recrudescence d'attaques et d'attentats. La plupart ont été revendiqués par un groupe jihadiste s'inspirant d'el-Qaëda, Ansar Beït al-Maqdess, dont la base arrière se situe dans la péninsule du Sinaï, mais le nouveau pouvoir les attribue à la confrérie désormais qualifiée « d'organisation terroriste ». À cela, est venu s'ajouter un conflit communautaire féroce entre musulmans et coptes. Ces derniers étant tenus, par les islamistes, pour complices du pouvoir intérimaire.
Parallèlement, quelques militants laïcs ayant bravé le nouveau gouvernement ont été poursuivis en justice et emprisonnés. Plus encore, vingt journalistes – seize Égyptiens et quatre étrangers – vont être bientôt jugés au Caire, accusés notamment d'avoir diffusé de fausses nouvelles et porté atteinte à la sécurité et l'unité nationales.

Entre-temps, les autorités égyptiennes ont modifié la Constitution adoptée sous M. Morsi et annoncé que l'élection présidentielle prévue par la feuille de route de la transition se tiendrait sous trois mois, avant les législatives. Un calendrier favorable au maréchal Sissi, exhorté par l'état-major de se présenter à la magistrature suprême « à la demande du peuple » et dont les rivaux se sont tous désistés afin de ne pas porter ombrage à sa candidature.

À l'étranger enfin, hostile aux Frères musulmans, l'Arabie saoudite fournit une aide financière massive au pouvoir intérimaire égyptien, qu'elle soutient fermement. Quant aux États-Unis, l'allié de toujours qui a cependant réduit son aide militaire au Caire, ils se contentent d'observer de loin les événements, hésitant sur l'attitude à tenir face aux bouleversements en Égypte.

Dans ce contexte délétère, comment se dessine l'avenir du pays le plus peuplé du monde arabe ? Quelle place y tiendront la démocratie et les droits de l'homme ? L'instabilité en Égypte sera-t-elle endiguée par l'armée et aura-t-elle, dans le Sinaï le cas échéant, une répercussion régionale ? Surtout, peut-on deviser sur un échec de la révolution du Nil ?

Un moindre mal
Pour Jean-Sylvestre Mongrenier, chercheur associé à l'Institut Thomas More et collaborateur d'Hérodote (revue de géographie et de géopolitique), « il est vrai que la révolution du Nil a été trop vite célébrée et encensée ». Selon cet expert, le recul historique est toutefois encore insuffisant pour porter un jugement définitif. « Il n'y a pas eu de bouleversement d'ensemble de la société politique. L'armée a conservé le pouvoir ultime et les réseaux de l'ancien régime ont pu se reconstituer », dit-il. Lorsque l'armée a déposé Mohammad Morsi, poursuit l'analyste, nombre de ses supports ont affirmé que la révolution continuait. « En fait, ce retournement de situation fait penser au retour du même : la continuité prévaut et l'on a le sentiment de revenir au point d'origine ; c'est d'ailleurs le sens premier du mot révolution », estime M. Mongrenier.

Son confrère Philippe Moreau Defarges, chercheur et codirecteur du rapport annuel Ramses à l'Institut français des relations internationales (IFRI), est plus catégorique. « Non, dit l'analyste ; il ne faut pas oublier que l'Égypte a beaucoup de problèmes économiques et sociaux, notamment, et que la démocratie ne se réalise pas en un seul jour. » Les laïcs, libéraux et démocrates, ont montré leur incapacité à gérer le pays comme il devrait, assure M. Defarges, mais je ne pense pas que ce soit l'échec de la révolution égyptienne. » Il insiste : « Nous ne pouvons pas demander à une société de s'organiser rapidement après des décennies d'autoritarisme. Le processus d'apprentissage à la démocratie exige du temps. Si les civils assuraient le pouvoir immédiatement, cela pourrait se passer bien plus mal que prévu. »

Une thématique décalée
« Dans le cas de l'Égypte, à l'instar d'autres parties du monde arabe et musulman, il ne faut pas identifier laïc et civil », juge pour sa part M. Mongrenier. Face aux militaires, les Frères musulmans constituent une force civile mais, à l'évidence, ils ne se réfèrent pas au laïcisme, dit-il. « Du temps de Moubarak, ce sont les Frères et leur action dans la société qui constituaient une large part de la société civile. Entre deux phases répressives, les nassérides ont entretenu des relations ambivalentes avec la confrérie. Pourvu qu'elle ne conteste pas frontalement leur monopole sur le pouvoir politique, ils la laissaient prendre en charge les questions sociales et mener ses activités caritatives », ajoute M. Mongrenier. Ces relations ambivalentes expliquent pourquoi les Frères musulmans, début 2011, n'étaient pas aux avant-postes de la contestation.
Une partie des forces laïques, dit encore M. Mongrenier, en Égypte et dans le monde arabe, demeure marquée par des thématiques gauchisantes héritées des années 1970. « En regard des problématiques socioéconomiques et des enjeux géopolitiques contemporains, ces thématiques sont décalées. Il est patent que les solutions et slogans mis en avant ne sont pas opératoires », affirme-t-il, ajoutant : « Initialement, les systèmes autoritaires et patrimoniaux ébranlés par le printemps arabe sont des formules politiques laïques qui, au fil du temps et par la force des choses, ont cherché des accommodements avec l'islam et la charia. »

Concernant les craintes de certains d'un retour à l'ère Moubarak, M. Defarges estime qu'il « n'y a pas de retour en arrière possible ». Toutefois, juge l'expert, il n'est pas impossible que le pouvoir, s'il n'arrive pas à résoudre les problèmes de la société – économiques notamment –, puisse recourir à la répression ; « mais cela se fera par désarroi uniquement ».

Avec le retour des militaires au pouvoir, déclare de son côté M. Mongrenier, il est sûr que la libéralisation du régime politique égyptien est des plus aléatoires. « La logique profonde de ce type de régime ainsi que la situation présente, avec le basculement d'une partie des islamistes dans la lutte armée et le terrorisme, conjuguent leurs effets pour interdire la mise en place d'un régime fondé sur le droit et les libertés », assure-t-il. Les militaires semblent disposer d'un réel appui populaire, dit-il, et ils peuvent arguer de la chose pour justifier leur pratique du pouvoir. Pour le moment, l'unanimisme règne en Égypte et la tonalité du discours dominant est inquiétante. « Tout cela suggère un sentiment de fatalité, préjudiciable tant pour l'exercice de la citoyenneté que pour le développement du pays », conclut-il sur ce sujet.

Le chaudron infernal
Et de continuer sur sa lancée en abordant la question sécuritaire. Jean-Sylvestre Mongrenier soutient que le Sinaï est en proie à des formes d'agitation et de rébellion qui mêlent logiques tribales, islamisme et trafics divers. « Dès le départ des événements en Égypte, les tribus et diverses formes d'islamo-gangstérisme se sont imposées dans ce territoire. L'activisme de ces différents groupes s'est longtemps nourri des trafics avec la bande de Gaza, le pouvoir central égyptien ayant perdu le contrôle de la situation locale, en partie à tout le moins, dès avant la révolution du Nil. Très tôt, certains observateurs parlent du Sinaï comme d'un petit Afghanistan local », affirme-t-il.
« Il est aisé de comprendre que ce chaudron infernal, ajoute l'analyste, est propice au développement du jihadisme international, avec implantation de groupes armés déracinés. Ceux-ci mènent la lutte sur un plan global, leurs objectifs dépassant un cadre territorial bien limité ». Aussi, la dégradation accélérée de la situation inquiète-t-elle Israël. Selon M. Mongrenier, « la coopération sécuritaire israélo-égyptienne repose donc sur des intérêts réciproques : le pouvoir militaire égyptien est la cible première de l'islamo-terrorisme ».

Une contre-révolution
Pour M. Defarges, la question est : « Où en sont les islamistes extrémistes ? » C'est difficile à dire, estime-t-il. Sont-ils acculés ? « S'ils sont dans une situation difficile, les extrémistes peuvent être tentés de créer des forteresses ; des zones d'insécurité où ils instaureront des États islamiques ». Et de ce point de vue, le Sinaï est idéal. « La péninsule serait alors un piège pour les armées israélienne et égyptienne », assure l'expert.
Auquel cas, quels soutiens peut espérer Le Caire afin d'enrayer l'instabilité ? Les États-Unis – allié traditionnel – semblent lever le pied tandis que l'Arabie saoudite, elle, multiplie les manifestations d'appui à l'Égypte.

« L'Arabie saoudite soutient largement, sur les plans politique et financier, le pouvoir militaire qui a évincé Mohammad Morsi et les Frères musulmans. À Riyad, le républicanisme de la confrérie, son prosélytisme et son militantisme sont perçus comme autant de menaces », déclare M. Mongrenier. Plus largement, dit-il, Riyad orchestre une sorte de contre-révolution régionale, et ce depuis le golfe Arabo-Persique jusqu'aux rives de la Méditerranée orientale, voire jusqu'aux côtes atlantiques du Maroc. L'idée étant de consolider la monarchie wahhabite face à la version locale des Frères et à une possible sédition. « On comprend ici que les lignes d'affrontement doivent être saisies selon différents ordres de grandeur. Autrement dit, le choc entre militaires et islamistes égyptiens renvoie à d'autres niveaux d'analyse. Il faut prendre en compte le jeu de l'Arabie saoudite, simultanément engagée sur le front d'une lutte contre la confrérie et les forces dites révolutionnaires, à l'intérieur du monde sunnite, et contre le régime iranien qui anime une sorte d'arc chiite au Moyen-Orient », estime M. Mongrenier.

L'Arabie saoudite est dans une situation très grave, analyse pour sa part M. Defarges. « L'économie du royaume éprouve de grandes difficultés, surtout avec le chômage des jeunes », affirme-t-il, ajoutant : « Le régime de Riyad ne sait pas se réformer, car la réforme implique nécessairement de mettre fin aux privilèges de la tribu royale. » Ainsi, selon M. Defarges, le but de l'Arabie saoudite en Égypte est-il d'assurer la stabilité ; non pas par simple hostilité aux Frères musulmans, mais avant tout par besoin de stabilité à l'intérieur même du royaume wahhabite.

L'Iran, un partenaire pour les États-Unis ?
Quant aux États-Unis, l'administration Obama se conduit il est vrai avec beaucoup de prudence, mais rien d'irrémédiable n'a été commis au niveau des relations avec Le Caire, avance M. Mongrenier. « Faute de tierce force entre militaires et islamistes, les Américains ont un temps cru pouvoir insérer les Frères musulmans dans le jeu politique et favoriser l'émergence d'un islam de marché. Désormais, Washington estime qu'il n'a pas de réelle prise sur les événements et qu'il vaut donc mieux se tenir à distance (...) ». Cela n'implique pas un retrait pur et simple de la région et la renonciation à toute influence, estime toutefois M. Mongrenier. « Tout en conservant des points d'appui, des alliances et des portes ouvertes, les Américains cherchent cependant à éviter le pire (...) », achève-t-il.

Philippe Moreau Defarges juge, lui, que les relations entre Washington et Le Caire sont bel et bien en train de changer. « Les États-Unis veulent que l'Égypte soit un point d'appui au Moyen-Orient. Néanmoins, l'administration américaine ne peut pas se permettre d'aider un régime despotique (...). À long terme cependant, Le Caire restera un partenaire régional (...) même si les relations se transforment », dit-il. Le problème des États-Unis, selon lui, est qu'ils ont peu à peu perdu leurs points d'appui dans la région (Égypte, Arabie saoudite, Jordanie, Turquie). Un seul de leurs partenaires perdure, Israël. « Cela est dû au fait que Washington n'a plus de politique moyen-orientale », estime l'expert. Il n'empêche que les États-Unis sont à la recherche d'un nouveau partenaire régional, et celui-ci pourrait bien être l'Iran. Un grand pays, isolé certes mais surtout non arabe. Toutefois, un partenariat avec Téhéran implique un prix à payer : accepter l'Iran comme puissance nucléaire civile, mais également militaire. Ce qui est, pour cette dernière option, inconcevable à Washington. « Il faut donc, conclut M. Defarges, observer l'évolution des relations entre l'Iran et les États-Unis. »

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