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Moyen Orient et Monde - Analyse

Le crépuscule démocratique de la Turquie

* Dani Rodrik, professeur en économie politique internationale à l’université Harvard, est l’auteur de The Globalization Paradox: Democracy and the Future of the World Economy (Le Paradoxe de la globalisation : la démocratie et l’avenir de l’économie mondiale).

Par Dani Rodrik*

Alors qu’il était récemment interrogé au sujet d’un professeur de droit constitutionnel arrêté pour avoir donné une conférence dans un institut géré par le principal parti prokurde du pays, le ministre de l’Intérieur turc Idris Naim Sahin n’a pu masquer son agacement : « J’ai du mal à comprendre ceux qui prétendent qu’un professeur ne devrait pas être arrêté tandis que des milliers d’autres personnes le sont en Turquie. » Sahin voulait probablement dire qu’un professeur ne peut légalement prétendre à un traitement spécial. Mais son commentaire met involontairement en lumière la nouvelle réalité de la Turquie, dans laquelle tout opposant au nouveau régime repéré peut être mis sous les verrous, avec ou sans preuve, pour terrorisme ou tout autre acte de violence.
Des tribunaux spéciaux, dont la tâche est de poursuivre les actes terroristes ou criminels contre l’État, travaillent sans relâche pour produire des preuves qui sont souvent aussi absurdes qu’infondées. Des journalistes ont par exemple été incarcérés pour avoir rédigé des articles et des livres à la demande d’une organisation supposée terroriste appelée « Ergenekon », dont l’existence reste encore à prouver malgré des années d’enquête. De même, des militaires ont été accusés sur la base de documents visiblement falsifiés – et d’une piètre conception – contenant de grossiers anachronismes. Un commissaire de police se morfond actuellement en prison pour avoir collaboré avec des militants d’extrême gauche qu’il a poursuivis toute sa carrière durant. Ces poursuites judiciaires forment un filet au maillage toujours plus resserré, dans lequel sont pris au piège nombre de journalistes, d’écrivains et d’universitaires, des centaines d’officiers militaires, et des milliers de personnalités politiques et d’activistes kurdes, entre autres.
L’autocensure est de rigueur. Les patrons de presse, désireux de préserver les faveurs du Premier ministre Recep Tayyip Erdoğan, ont renvoyé nombre de ces journalistes qui continuaient de critiquer son régime. Et le contrôle gouvernemental s’étend désormais au-delà des médias, du système judiciaire et des universités pour atteindre le monde des affaires et celui du sport. Des organes de régulation précédemment autonomes (comme les autorités chargées de l’organisation des compétitions) ont de fait sournoisement été subordonnés au gouvernement, sans débats ni discussions. L’Académie des sciences turque a elle aussi été la cible de cette subordination. Un récent décret, largement condamné à l’étranger, autorise désormais le gouvernement à nommer deux tiers des membres de cette institution, anéantissant ainsi ne serait-ce qu’un semblant d’indépendance scientifique.
Erdoğan semble immunisé contre la critique. Le succès de ses politiques de santé, d’éducation et de logement pour le plus grand nombre lui a permis de remporter trois élections générales – à chaque fois grâce à une part toujours plus importante du vote populaire. Il a brisé le pouvoir de la vieille garde militaire et sa mainmise sur la vieille idéologie kémaliste – ce nationalisme laïque introduit par le premier président de la Turquie, Mustafa Kemal Atatürk – altérant définitivement le profil du paysage politique turc. Il a présidé à l’émergence d’une nouvelle classe dynamique d’entrepreneurs anatoliens. Et grâce à lui, la Turquie est devenue une puissance régionale.
Pourtant, même si Erdoğan semble être au sommet de son pouvoir, ce sont plutôt les alliés « gulenistes » de son gouvernement qui sont montés en puissance. Les membres du mouvement transnational guleniste – inspirés des partisans du théologien musulman Fethullah Gülen, basé en Pennsylvanie – grossissent les rangs de la police, du système judiciaire, de la bureaucratie et des universités. Les médias gulenistes dictent désormais le nouveau ton idéologique du pays, publiant un torrent incessant de désinformations dans leur soutien oral à ces procès pour l’exemple. Ces procédures judiciaires sont en fait souvent lancées pour ne servir que les seuls intérêts gulenistes. Les détenus en vue, comme le journaliste Nedim Sener ou le commissaire de police Hanefi Avci, ont fini en prison pour avoir révélé les méfaits de la police et des procureurs gulenistes. Les éditoriaux dans Zaman, le quotidien en langue turque du réseau guleniste, ne mâchent pas leurs mots : une nouvelle Turquie est en train de voir le jour ; ceux qui freinent son avènement ne récoltent que ce qu’ils méritent.
Erdoğan a largement bénéficié du soutien guleniste, bien qu’il déteste l’idée de partage du pouvoir et se méfie de ce mouvement. Dans un premier temps, il avait exploité avec succès les procès politiques soutenus par les gulenistes de manière à diaboliser l’opposition. Mais, au fur et à mesure que ces accusations se sont faites plus lourdes et plus improbables, ces procès ont rendu plus complexe sa relation avec l’armée, les libéraux et l’extérieur, comme les médias étrangers et l’Union européenne. En outre, des individus proches de lui et de son administration ont récemment été pris dans les filets de la manipulation judiciaire, ce qui suggère que son contrôle de la police et des tribunaux spéciaux serait affaibli. Suite à la victoire remportée dans la lutte contre l’ennemi commun, la vieille garde laïque, l’éventualité d’une scission entre Erdoğan et les gulenistes semble apparemment inévitable. Malheureusement, et quel qu’en soit le vainqueur, ce ne sera pas une bonne nouvelle pour la démocratie turque.
Il est temps pour les amis de la Turquie à l’étranger de durcir le ton. Jusqu’à présent, l’Union européenne et les États-Unis n’ont réagi à ce revirement de la Turquie vers l’autoritarisme qu’avec de vagues déclarations d’inquiétude. Aucun haut responsable n’a émis de critiques analogues à la condamnation du ministre des Affaires étrangères suédois Carl Bildt, du procès de pacotille de l’ancien Premier ministre ukrainien Yuliya Tymoshenko, ou aux déclarations sans détour de la ministre des Affaires étrangères américaine Hillary Clinton sur l’érosion de l’autorité de la loi conduite par le Premier ministre russe Vladimir Poutine. Il est surprenant que les rapports de l’Union européenne sur les progrès de la Turquie continuent toujours de considérer les procès Ergenekon, totalement soutenus par les gulenistes, comme une opportunité de renforcer l’autorité de la loi.
Il n’y a pas si longtemps, l’image de la Turquie était encore celle d’une brillante forteresse de la démocratie et de la modération dans une région généralement encline à l’autocratie et au radicalisme. Il semble aujourd’hui qu’elle opère un glissement vers l’autoritarisme en interne et l’aventurisme à l’étranger. Il est compréhensible que ni les Européens ni les Américains ne veuillent offenser une puissance régionale. Mais jouer le jeu d’Erdoğan renforce son sens d’invincibilité. Cela ne fait pas avancer la cause de la démocratie en Turquie ; et ne fait pas non plus de la Turquie un allié plus fiable.

© Project Syndicate, 2011. Traduit de l’anglais par Frédérique Destribats.
Par Dani Rodrik* Alors qu’il était récemment interrogé au sujet d’un professeur de droit constitutionnel arrêté pour avoir donné une conférence dans un institut géré par le principal parti prokurde du pays, le ministre de l’Intérieur turc Idris Naim Sahin n’a pu masquer son agacement : « J’ai du mal à comprendre ceux qui prétendent qu’un professeur ne devrait pas être...

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