À la recherche d’une légendaire tribu matriarcale…

Edgar DAVIDIAN « Au royaume des femmes »*, d’Irène Frain, est un livre d’aventure qui s’inspire de la réalité. Une réalité plus troublante et plus riche que la fiction. Un roman étourdissant où la quête d’une étrange tribu matriarcale est doublée de la palpitante biographie d’un séducteur irrésistible et génial. Sens aigu de l’imagination mais aussi de la précision historique avec Irène Frain qui a toujours eu le goût des voyages interminables et des personnages hors du commun sans dédaigner pour autant un remarquable sens de l’intrigue. Et ce n’est guère une rencontre banale ou fortuite que celle de sa découverte de l’Américain Joseph Francis Rock, botaniste, linguiste et photographe d’exception (Vienne, 1884, Honolulu, 1962). Une découverte génératrice d’une fiction littéraire où les mots prennent le pouvoir entre détails historiques, rêves fabuleux et une aventure débridée… Un impénitent séducteur qui a plus d’un atout (à part ses incroyables mensonges et son art de la falsification) dans ses innombrables cordes de divin « embobineur » et met tout ce qui l’environne sous la coupe de son charme et son charisme… Pour le vingt-cinquième opus d’Irène Frain, inconditionnelle admiratrice de Julien Gracq, mais aussi piquée dans sa curiosité de grande voyageuse par la célèbre femme bandit indienne Phoolan Devi, voilà aujourd’hui un petit bijou de livre (façon de parler d’un ouvrage de 632 pages) où une écrivaine férue de l’Asie offre aux lecteurs un récit aux rebondissements multiples, savoureux et fantastiques. La vie d’un homme plus romanesque qu’un roman ?… Sujet qui ne pouvait qu’aimanter et inspirer l’auteur de Le Nabab et de Devi. Tel un conte oriental aux couleurs bigarrées et aux diaprures mordorées se déploie une passionnante histoire aux confins de l’invraisemblable, Au Royaume des femmes d’Irène Frain (éditions France Loisirs)... Tout commence en 1925 lorsque Joseph Francis Rock convainc (par quelles subtiles entourloupes) la très sérieuse revue National Geographic de financer une expédition en Asie, au plus haut des montagnes, pour retrouver une légendaire tribu matriarcale, une sorte de monde d’amazones perdues… Et voilà le cortège en route pour ce Royaume des femmes dont les vestiges ont été découverts dans de poussiéreuses annales chinoises… Là, dans ce « Shangri-la » de rêve, les femmes étaient toutes puissantes et la religion de la nature une vertu essentielle. Avec un cortège défiant tous les dangers et les mystères de la nature, tout le tralala d’un personnage excentrique et assoiffé d’amour, soutenu par la truculente verve d’une romancière à l’imagination féconde et, de toute évidence, sous le charme irrésistible de son personnage haut en couleur, le roman démarre en force... Extravagance, charme et esprit scientifique… Accompagné de douze Na-Khis (membres d’une ethnie quasi disparue), l’intrépide explorateur, mais aussi séducteur sans pitié et opportuniste sans états d’âme, part affronter les intempéries et les embellies du Toit du monde… Pour ce parcours dangereux, voilà les « occidentaleries », presque comiques en situation d’extrême frugalité et précarité, de cet explorateur certes mordu par son rêve mais néanmoins extravagant : boire de grands crus, écouter Don Giovanni et s’offrir un moment de détente dans une baignoire gonflable... Toutefois, ces caprices de star n’empêchent pas de se pencher, avec gravité et un sens scientifique sans faille et percutant, sur de vieux et précieux manuscrits, de noter la beauté des fleurs rares et uniques (surtout ces pivoines aux chairs éclatantes) et sauver livres et plantes voués à l’oubli, à la destruction ou à la disparition… Chemin faisant, la romancière fait vivre avec éclat une foule de personnages originaux et pittoresques, dans des cadres attachants, saisissants, d’un exotisme envoûtant. Des lamaseries en transes où résident des moines visionnaires aux missionnaires intraitables, des princes décadents, incurables nostalgiques du temps jadis, aux collectionneurs des pivoines rares, sans oublier les morsures du froid et la beauté grandiose du temps et des paysages, l’Asie, de la Chine au Tibet, a dans ces pages frémissantes de vie et grouillantes d’aventures une résonance particulière, un écho impressionnant… Avec une kyrielle de femmes (occidentales, chinoises, tibétaines), conquises par le charme de ce beau Viennois, véritable bourreau des cœurs, mais lui littéralement et sourdement épris par sa démente expédition... Pour ce roman touffu, mêlant adroitement une réalité inventive et un imposteur qui a quand même sauvé livres et plantes d’une déplorable et inestimable disparition, le brio d’une écriture toute en touches fines et savamment dosées, alternant précision et lyrisme, retenue et flamboyance. * Signature, demain mercredi, à 18h00, stand librairie el-Bourj.