Actualités - OPINION
LE POINT Présidence surveillée
Par MERVILLE Christian, le 30 août 2007 à 00h00
Il en est des urnes comme des statistiques : on peut, au choix, leur faire dire une chose ou son contraire, suivant que l’on soit d’un côté ou de l’autre des Pyrénées, pour reprendre la constatation pascalienne. En clair, Abdullah Gül veut-il islamiser la Turquie, comme l’en accusent ses adversaires, ou bien laïciser les islamistes, comme le soupçonnent ceux-ci ? Les premiers se disent convaincus que le Parti de la justice et du développement, dont est issu le nouveau président, ne doit pas son triomphe du 22 juillet dernier à une quelconque promesse de fidélité aux enseignements de Mustapha Kemal ; les seconds craignent de ne pas se voir accorder tous les privilèges religieux qu’ils sont en droit d’attendre. Entre les deux, le cœur du onzième chef de l’État balancerait qu’il ne faudrait pas s’en étonner. Même si, dans le serment qu’il vient de prêter, il a juré, « devant la grande nation turque, d’être fidèle à la démocratie et à la République laïque ».
Un tel engagement ne semble pas avoir convaincu ces farouches défenseurs du kémalisme que sont les militaires, qui l’ont fraîchement accueilli, lors d’une cérémonie de remise de diplômes à l’hôpital militaire Gata de la capitale, à quarante-huit heures de la Journée de la victoire, qui commémore le succès remporté face aux forces grecques, à Dumlupinar. La veille du vote déjà, le redoutable chef d’état-major, le général Yasar Büyükanit, avait dénoncé « les foyers du mal qui essayent systématiquement d’éroder la structure laïque du pays » et rappelé par la même occasion la détermination des forces armées à sauvegarder les bases sur lesquelles a été édifié l’État, le 23 octobre 1923, sur les débris de l’Empire ottoman. Quatre mois auparavant, jour pour jour, soit le 28 avril, il avait pratiquement menacé, dans un mémorandum, de déclencher un coup d’État si Gül venait à être élu. « Quiconque, disait-il alors, refuse de comprendre ce que le fondateur de la Turquie moderne (…) voulait dire en affirmant “Heureux l’homme qui peut se prévaloir d’être turc”, celui-là est et restera l’ennemi de la République. »
Rien pour l’heure ne justifie la méfiance des militaires, et certainement pas, pour commencer, le comportement, tant contesté, de son épouse, Hayrunisa. Depuis l’élection de son mari, Mme Gül est d’une discrétion qui fait le désespoir des paparazzi. Elle était absente lors de la prestation de serment au Parlement ; elle évite soigneusement depuis quelque temps de se laisser photographier, s’abstient de faire des déclarations à la presse et a même laissé entendre qu’elle pourrait ne pas s’installer au palais présidentiel de Cankaya. Atil Kutoglu, un styliste turc de renom, installé à Vienne, révélait la semaine dernière que sa célèbre cliente l’avait chargé de lui dessiner une nouvelle garde-robe susceptible de convenir à tous les goûts, « des plus modernes aux plus conservateurs », en commençant par ce voile, objet de conflit, qui devra s’inspirer de celui de Catherine Deneuve, a-t-elle précisé.
Depuis 1960, les généraux qui contrôlent l’omniprésent Conseil national de sécurité – un véritable gouvernement de l’ombre – ont renversé quatre gouvernements dont l’avant-dernier, le 23 septembre 1980, dirigé par Kenan Evran, dote le pays d’une Constitution conférant au chef de l’État des fonctions essentiellement honorifiques et, paradoxalement, fait le lit de l’AKP en limitant l’accès de l’Assemblée nationale aux seuls partis ayant recueilli plus de dix pour cent des suffrages populaires – une clause prévue à l’origine pour barrer la voie aux formations intégristes, mais qui, en raison des divisions dans les rangs des libéraux, a eu un effet boomerang. Il faut dire qu’à l’époque, les nouveaux « Loups gris » ne voyaient pas d’un mauvais œil ces intégristes qu’ils jugeraient moins dangereux que les gauchistes. Du moins jusqu’en février 1997, date à laquelle il fut mis fin à l’éphémère intérim de Necmettin Erbakan, allié de la très libérale Tançu Ciller et sympathisant notoire du Français Jean-Marie Le Pen. L’AKP de Recep Tayyip Erdogan est le fruit naturel de cet étrange intermède encore présent dans toutes les mémoires.
Aujourd’hui, Abdullah Gül doit convenir que, dans son palais, il se trouve en position plutôt inconfortable. « Nous allons épier chacun de ses gestes, scruter chacune de ses décisions », affirme ainsi le leader du CHP, le principal parti opposant, Mustafa Ozyurek. Au nombre de ses rares attributions figure le choix des hauts fonctionnaires et des magistrats. C’est plus qu’il n’en faut pour inquiéter l’armée, la police, la justice et de larges franges de l’économie, dont certaines industries, soit l’ossature de l’opposition, qui voit se profiler à l’horizon l’ombre menaçante d’une islamisation par homéopathie. Après une laïcisation au pas de charge qui aura tout de même duré quatre-vingt-quatre ans.
Atatürk doit se voiler la face. C’est bien son tour.
Christian MERVILLE
Il en est des urnes comme des statistiques : on peut, au choix, leur faire dire une chose ou son contraire, suivant que l’on soit d’un côté ou de l’autre des Pyrénées, pour reprendre la constatation pascalienne. En clair, Abdullah Gül veut-il islamiser la Turquie, comme l’en accusent ses adversaires, ou bien laïciser les islamistes, comme le soupçonnent ceux-ci ? Les premiers se...
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