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Que veut-on protéger à Gemmayzé ?

La polémique autour de la préservation du quartier de Gemmayzé jette une lumière embarrassante sur nos réalités en termes d’identité culturelle, d’appétits mercantiles et de panurgisme intellectuel. Elle dévoile contradictions et hypocrisies dans les questions de protection du patrimoine bâti. On veut préserver, mais en préservant…le droit de construire à outrance, et à condition que ce droit soit donné à tous, surtout aux défenseurs du patrimoine à Gemmayzé. La table ronde organisée à l’ALBA confirme ces faits. Le public est parti déçu, après avoir écouté les conférenciers, après s’être vu demander d’écrire sur des petits papiers ses interrogations qui, une fois lues par les organisateurs, ont été droit à la poubelle…Pourquoi sommes-nous là? s’est demandé l’ancien ministre Amine Bizri. Pour avoir droit peut-être à une désuète leçon d’urbanisme dispensée doctement par l’un des conférenciers? On veut préserver la pierre, mais on ferme les yeux sur le triste sort d’une composante essentielle de la mosaïque sociale de Gemmayzé que constituent artisans, petits commerçants et vieillards qui disparaissent et se déracinent pour céder la place à des restaurants et des pubs, dont les propriétaires sont les signataires surréalistes de pétitions pour la sauvegarde de Gemmayzé, brutalement vidée de son contenu social et en pleine mutation urbaine. Ne mérite-t-elle pas une vision moins schématique et tronquée que le sommaire et bananier slogan de «Vive le patrimoine, à bas les tours»? Ne mérite-t-elle pas mieux que de devenir une source d’inspiration pour des écrits à répétition pour des personnages oisifs autoérigés en connaisseurs exclusifs de la vérité? Suffit-il d’un médiocre bâtiment flanqué d’une vilaine arcade en son sommet pour que le devoir des architectes envers le passé soit accompli? Suffit-il de donner une forme plus haute, plus verticale, plus élancée – au même bâtiment – pour que l’on soit par conséquent condamnable? Tours et maisons ne peuvent-elles dialoguer, comme le demande si bien la première championne de la sauvegarde du patrimoine, la (grande) Lady Yvonne Cochrane, dans un article paru dans L’Orient-Le Jour? Au nom de quelle ignorance, de quel obscurantisme, veut-on occulter du vocabulaire du passé toute expression de verticalité architecturale, comme si clochers, minarets et tours de guet n’avaient jamais existé. Comme si Londres, Paris, Vienne, Barcelone ou d’autres villes historiques avaient prohibé la verticalité sans qu’on ne le sache. Dans un contexte aussi discutable et autour d’un problème sans doute réel mais (sciemment ou non) si mal posé, comment appréhender les fondements réels ou la portée de la campagne pour la protection de Gemmayzé? Faisons une rapide rétrospective de la question: 1 – Gemmayzé, quartier à caractère traditionnel, coexistant avec des constructions plus ou moins récentes, est devenu la star du public à cause de ses maisons anciennes, du nombre de ses jardins et du mode de vie charmant qui le caractérise. En plus, il jouit d’une localisation géographique privilégiée dans le prolongement du nouveau centre-ville reconstruit, avec des facilités de desserte exceptionnelles. 2 – Ces atouts attirent naturellement les promoteurs, séduits aussi et surtout par les coefficients élevés de construction en vigueur dans ce quartier. Une grande partie de ces promoteurs s’oriente vers les parcelles d’importance moyennes ou grandes, sur lesquelles ils peuvent construire beaucoup de mètres carrés, forts justement de ces coefficients élevés. Et quand ils ne trouvent pas de grandes parcelles, ils se mettent à acquérir de petits lots, et à les fusionner ensuite, violant de la sorte le tissu urbain, expression matérielle de la structure sociale du quartier. 3 – L’arrivée de ces promoteurs, ainsi que la dichotomie qui existe entre les coefficients élevés de construction et le cadre existant ont incité les autorités à explorer des solutions. La plus simple de ces solutions aurait consisté à abaisser les coefficients de construction sans pour cela avoir à payer des indemnisations* très élevées de surcroît dans ce cas de figure. Mais il serait hypocrite d’ignorer que cette mesure était vouée à l’échec dans un pays qui sacralise la propriété privée. Des voix se sont élevées alors, demandant à la DGU de faire une «étude» dont l’objectif était de sauver les choses. Mais il était naturellement exclu que cette même «étude» fixe le plus simple, le plus évident, le plus efficace des objectifs: la réduction pure et simple des coefficients, pour les raisons citées plus haut. 4 – Après des mois de flottement, la DGU arrête une réglementation à travers des directives générales dont les mesures-clés sont: 1/ l’interdiction de procéder au fusionnement de petites parcelles après leur acquisition 2/ la conservation des coefficients en vigueur mais avec des directives d’utilisation. Ces mesures ont la force de consacrer le tissu parcellaire, expression d’un tissu social confirmé, et de bloquer l’accès aux promoteurs irrespectueux des valeurs de ce quartier. Le corollaire de cette mesure est que les grandes parcelles existantes conservent leur droit de construire nécessairement élevé, qui ne fait qu’exprimer la hiérarchie du tissu urbain et social existant: sur une grande parcelle, on construit grand, sur les petites, on construit petit. 5 – Ces mesures, qui semblent bénéficier de l’aval du public, gagneraient peut-être à être étendues à toute la couronne entourant le centre-ville, le quartier de Gemmayzé n’en constituant finalement qu’une des parties constitutives, les autres parties étant Tabaris, Sodeco, Zokak el-Blatt, Bliss, ou Clemenceau , témoins tous d’une période, d’une architecture et d’une culture à sauvegarder. 6 – Les voix qui s’élevèrent pour approuver ces mesures disaient par ailleurs, de manière irrévocable et sans appel, que construire haut relevait du sacrilège, voulant imposer de manière totalitaire leurs vues en terme d’esthétique urbaine au public. Ils occultaient le fait que parfois les nouvelles formes urbaines peuvent mettre en scène et glorifier les formes anciennes. Ces mêmes voix exprimaient également leur forte gêne face à l’avantage que tirent les habitants des immeubles de grande hauteur à jouir de la vue sur les jardins des propriétés privées en faisant allusion à une conséquente et peut-être taxe de compensation à payer – taxe qui devrait être réclamée, par prolongement, par la mer, la montagne, un coucher de soleil, et, pourquoi pas, par une jolie passante. La véhémence et l’ambiguïté avec lesquelles la question de la préservation a été soulevée laissent quelque part perplexe. En effet, constater que les mesures de la DGU sont mauvaises pour la préservation de Gemmayzé parce qu’elles profitent aux autres conduit à dire que si elles étaient généralisées, elles seraient subitement jugées bénéfiques et salutaires pour la préservation de ce même Gemmayzé… Que veut-on protéger? Les anciennes maisons ou le potentiel droit de leurs propriétaires de les détruire un jour? Une fois ce point clarifié, une fois l’énigme des «10 tours exemptées» levée, c’est-à-dire une fois qu’on aura appris que ces dix tours, hormis trois d’entre elles, sont de simples immeubles comme on en voit partout à Beyrouth, et que l’une d’elles se trouve haute de deux étages; une fois qu’on aura appris qu’aucune de ces pseudotours ne se trouve à proprement parler à Gemmayzé mais plutôt à Tabaris, sur les avenues Georges Haddad et Charles Malek, à la rue Sursock ou à Saïfi, la liste des signataires de la pétition risque de s’en trouver réduite en nombre et... en qualité. Ziad AKL Architecte-urbaniste (*) L’État n’en ayant pas les moyens, le concept de transfert de coefficient reste le seul moyen envisageable à ce jour d’indemniser les propriétaires de maisons anciennes lésés par ces mesures. Pour cela, il faut avoir désespéré de baisser les coefficients chez tout le monde et être convaincu par le principe de l’indemnisation dans un contexte économique morne ou la possession d’un bien immobilier constitue une valeur refuge intouchable. Article paru le samedi 9 décembre 2006
La polémique autour de la préservation du quartier de Gemmayzé jette une lumière embarrassante sur nos réalités en termes d’identité culturelle, d’appétits mercantiles et de panurgisme intellectuel. Elle dévoile contradictions et hypocrisies dans les questions de protection du patrimoine bâti. On veut préserver, mais en préservant…le droit de construire à outrance, et à condition que ce droit soit donné à tous, surtout aux défenseurs du patrimoine à Gemmayzé.
La table ronde organisée à l’ALBA confirme ces faits. Le public est parti déçu, après avoir écouté les conférenciers, après s’être vu demander d’écrire sur des petits papiers ses interrogations qui, une fois lues par les organisateurs, ont été droit à la poubelle…Pourquoi sommes-nous là? s’est demandé l’ancien ministre Amine...