Par Hyam MALLAT
L’échéance électorale interpelle les autorités publiques et les citoyens libanais. Les instances régionales et internationales insistent sur le respect des délais pour la tenue des élections sur le plan libanais. Tout en réclamant, eux aussi, la tenue de ces élections, nombre de politiciens se sont hâtés de prendre diverses positions à ce sujet, allant de la réclamation du retrait du projet de loi actuellement devant la Chambre et fondé sur le caza, à la tenue des élections sur la base du mohafazat – cela au moment où, le 31 mai 2005, s’achève le mandat légal de l’actuelle Chambre des députés et où le Liban aurait dû déjà être en pleine opération électorale.
C’est pourquoi il nous paraît approprié de présenter une approche méthodique de ce sujet, tout d’abord par le rappel de quelques balises sur le plan constitutionnel.
– Le 22 octobre 1989, la rencontre parlementaire libanaise (traduction littérale adoptée par les parlementaires libanais à la réunion de Taëf) approuve « le document d’entente nationale ».
– Le 5 novembre 1989 à 16h, le Parlement libanais réuni à Kleyate (nord de Tripoli) approuve par 57 voix (unanimité des présents), 15 députés étant absents et 27 députés étant décédés, le document de l’entente nationale.
– Ce document, tel qu’approuvé par le Parlement libanais, n’a pas fait l’objet d’une formalité de publicité constitutionnelle.
– Le 21 septembre 1990, la loi constitutionnelle promulguée en cette date a consacré et inclus dans la Constitution libanaise du 26 mai 1926 certaines parties du document d’entente de Taëf.
– C’est donc sur la base de la loi constitutionnelle du 21 septembre 1990 que les dispositions constitutionnelles en vigueur au Liban doivent être analysées, évaluées et appliquées.
Ainsi donc, quand les politiciens, les journalistes, les universitaires font référence aux accords de Taëf, selon les motivations ou les intérêts du discours politique ou électoral, il est utile de bien identifier la référence. S’agit-il du document approuvé le 22 octobre 1989 à Taëf par les parlementaires libanais et réapprouvé le 5 novembre 1989 à Kleyate – une demi-heure avant l’élection de René Moawad à la présidence de la République – ou bien de la loi constitutionnelle du 21 septembre 1990 qui a introduit certaines parties du document de Taëf dans la Constitution libanaise actuelle ?
La différence a son importance. En effet, l’intégralité du document de Taëf n’a pas été reprise dans la Constitution libanaise. Et donc, quand les politiciens, journalistes, etc. proclament être « sous le toit de Taëf », il y a lieu de se demander s’il s’agit du « Taëf de Taëf » ou du « Taëf du Liban », c’est-à-dire des dispositions introduites dans la Constitution libanaise.
On pourrait nous rétorquer que c’est bien le moment de présenter des arguties de ce genre. Et pourtant, nombreux sont les citoyens qui, n’ayant jamais lu le document de Taëf, se contentent d’en parler – et même de prendre position à son sujet – alors que l’argumentation constitutionnelle a sa valeur. Qu’on en juge sur les deux points principaux suivants qui pèsent actuellement sur l’échéance électorale libanaise, à savoir la forme de la circonscription électorale et l’élection à la proportionnelle.
Pour ce qui est de la forme de la circonscription électorale, il est utile à notre avis de présenter le verbatim du document de Taëf et de la loi constitutionnelle de 1990. Ainsi le document de Taëf stipule – et non dispose, car ce texte n’a pas été consacré par une loi – sous la rubrique 2 (A § 4) : « La circonscription électorale est le mohafazat », se hâtant d’ajouter à la rubrique 3(c), sous le sous-titre : « La loi des élections parlementaires », ce qui suit : « Les élections parlementaires auront lieu conformément à une nouvelle loi électorale sur la base du mohafazat. Elle exprimera les fondements qui garantissent la vie commune entre les Libanais, ce qui permettra une plus juste représentativité politique de toutes les couches du peuple et de toutes ses générations, et l’efficacité de cette représentativité, après une révision du partage administratif dans l’esprit et le cadre de l’unité du territoire, du peuple et des institutions. »
La loi constitutionnelle du 21 septembre 1990 n’a pas repris ces termes du document de Taëf, et l’article 24 de la Constitution qui a inclus certains amendements prévus dans le document de Taëf sous la rubrique 2 A § 4 a négligé les autres, dont le vote électoral sur la base du mohafazat. Certes, nous rétorquera-t-on, c’est la loi électorale qui fixe la circonscription électorale sur la base de laquelle se déroulera l’élection parlementaire. Et c’est bien vrai. Mais depuis 1990, trois élections parlementaires ont eu lieu avec des découpages sur mesure, dont, en 2000, des élections sur la base de cazas, d’un seul mohafazat et de deux mohafazats. Aucun pays au monde ne peut se vanter d’avoir connu pareilles exceptions électorales au nom de la démocratie et de la liberté. C’est dire que les autorités publiques ont préféré opter pour une fuite en avant plutôt que de procéder à un découpage administratif qu’elles pourraient justifier historiquement et sociologiquement pour remplacer ce qui est véritablement la résultante de l’histoire libanaise depuis des siècles et de la bonne entente entre les citoyens. En effet, l’histoire du Liban s’est constituée sur la base du caza, qui ne représente pas une structure sociopolitique imposée par l’Empire ottoman, le mandat français ou la République libanaise, mais le fruit d’une longue et lente évolution historique consacrée au XIXe siècle sur un plan institutionnel avec les premières élections législatives au Liban – et dans tout le Moyen-Orient – à dater de 1868 et largement maintenues ultérieurement. Je n’oserais aller jusqu’à affirmer que nos brillants constituants de 1989 ne connaissaient rien à l’histoire. Toutefois, des formules rocambolesques ont été imaginées et d’autres pourraient encore voir le jour pour des découpages administratifs sur mesure où il s’agit moins de permettre aux citoyens d’exprimer leur choix par le biais de l’opération électorale que de consacrer d’avance le succès des uns et l’échec des autres. Certes aussi, qu’est-ce qui empêcherait de dénommer mohafazat chaque caza et ainsi, au lieu des neuf mohafazats dont en parle, on aurait autant de mohafazats que de cazas. Si nous disons cela, c’est bien parce que le découpage administratif est une chose trop grave pour être entreprise à la sauvette, et l’opération électorale exige qu’on ne lui impute pas des objectifs qu’il lui est impossible d’atteindre.
La principale mission, qui revient souvent dans le discours politique libanais, reflète la volonté de confondre l’opération électorale avec l’unité nationale et la lutte contre le confessionnalisme (!) Depuis que le système électoral existe dans le monde, l’électeur est sollicité pour élire un représentant qu’il connaît et qui le connaît pour représenter une région déterminée avec ses problèmes et ses revendications au sein d’une Assemblée (Parlement ou autres) dont les débats reflètent l’unité nationale. La fonction électorale ne vise pas l’unité nationale de manière substantielle, mais la bonne représentativité au sein de la circonscription. Or, on nous fera difficilement croire qu’un découpage non justifié de manière substantielle est de nature à assurer une meilleure représentativité et une unité nationale bien mal comprise.
Pis encore, on voudrait également nous faire croire que le caza pousse le Liban à plus de confessionnalisme. Mais enfin, le génie de ce Liban – surtout quand on le laisse tranquille – est d’avoir créé sans le savoir au fil des siècles le modèle significatif où chrétiens, musulmans, druzes de tous bords et de toutes régions (chose extrêmement significative) se retrouvent sans toujours s’accorder et s’accordent toujours à se retrouver. Qui donc, dans ce Moyen-Orient de familles, de tribus, de clans, de minorités, peut-il se targuer de plus d’intelligence ? Le Liban, sans ressources naturelles, sans pétrole, sans mines d’or et d’argent, sans industrie lourde, a pu consacrer un modèle politique qui réussit si bien que ceux qui échouent dans la dictature et le monopole des idées ne veulent pas transposer leurs échecs sur son sol.
Le second sujet concerne l’élection à la proportionnelle. Le document d’entente nationale de Taëf n’en parle pas, pas plus d’ailleurs que la loi constitutionnelle de 1990. Mais certains linguistes, par excès de zèle, ont pensé que les termes suivants prévus au paragraphe 2-A-5 signifient que l’opération électorale se fait à la proportionnelle. Or, le verbatim de ce paragraphe est on ne peut plus clair. Que dit-il ?
« 5- Jusqu’à l’adoption par la Chambre des députés d’une loi électorale excluant le confessionnalisme, les sièges parlementaires sont répartis selon les règles suivantes:
a – à égalité entre chrétiens et musulmans ;
b – proportionnellement entre les communautés des deux parties ;
c – proportionnellement entre les régions. »
De là à nous faire croire que le document de Taëf et la loi constitutionnelle du 21 septembre 1990 ont imposé la proportionnelle, il y a quand même loin. Certes, on pourrait dire que point n’est besoin de Taëf ni de Constitution pour adopter le système de la proportionnelle dans la nouvelle loi électorale – mais qu’on ne se réfère pas pour cela à Taëf ou à une quelconque interprétation, surtout que déjà, nos comptables politiques, sachant à peine additionner, vont devoir soustraire, multiplier et diviser aussi. Cela nous permet d’envisager une belle performance que nous aurons le plaisir d’apprécier dans ses défauts. Avec une belle découverte en prime : celle que nos chers politiciens seraient également de fins mathématiciens. L’année 2005 proclamée année Einstein par les Nations unies aurait ainsi commencé à faire des élus et des heureux !
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