Actualités - OPINION
IMPRESSION Moineaux
Par Fifi ABOU DIB, le 03 juillet 2004 à 00h00
Ils ont toujours été là, rapides et chapardeurs, bis comme de petits pains, le regard insondable, le cheveu clair, et terreux de poussière et de sueur mêlées avec le soleil. Dans mon enfance déjà, ils guettaient sur la place de l’église. Sous la volée des cloches, à l’heure où les fidèles sortaient, les femmes en mantilles, les hommes nimbés de lavande le matin même par le barbier, et la conscience lavée de frais, ils se précipitaient à l’assaut de la foule. Ils savaient bien qu’à ce moment-là on ne leur refuserait pas l’aumône, malgré les quelques sous déjà déposés au tronc pour la bougie, pour la quête, pour l’eau du bénitier. Collants comme des mouches à miel, ils savaient par cœur la mélopée qui dénoue les cordons de la bourse. Aux jeunes femmes : « Que Dieu te soustraie aux commérages, qu’il te donne un mari » ; aux hommes: « Que Dieu te garde à la tête de ta famille, qu’il t’accorde la prospérité, qu’il te rembourse au centuple »…
Il y en avait bien qui renvoyaient les petits mendiants à leur mère, « cette paresseuse dénaturée ». « Elle est où, ta mère ? » Invariablement, ils répondaient que leur mère était morte. « Ma mère, elle est morte, que Dieu te garde ta femme ». Morte, comme il leur venait aisément ce mot terrible que nous n’osions même pas formuler, même en croisant les doigts derrière le dos pour le conjurer ! De fait, la mère était toujours sous le peuplier, un nourrisson accroché à son sein démesuré. Dès ses premières dents, il irait chercher sa croûte à son tour, dans la foulée des autres. C’était l’époque heureuse où les bédouins montaient leur tente près d’une rivière. Les hommes s’occupaient des troupeaux, les femmes cueillaient des aromates sauvages et les enfants s’envolaient, insouciants et libres, avec pour seul bagage leur sourire avenant et les formules ancestrales de la mendicité. Les vêtements des filles me fascinaient. Leurs sandales en plastique multicolore, les jupes fleuries, trop grandes, qui tenaient avec force épingles et nœuds au-dessus d’un pantalon rapiécé, étaient l’uniforme de la Bohème universelle. Ces habits de gueuses, de petites fées bourlingueuses, racontaient des voyages, de pauvres héritages, derniers trésors impossibles à serrer dans un chez-soi, toute la panoplie de la liberté. À eux seuls ils autorisaient l’audace de dire « ma mère est morte », alors que d’un œil distant mais sûr, la mère veillait.
Ces petits « Roms » de chez nous, j’en ai connu, à Paris, qui se précipitaient dans les rames de métro, à l’heure matinale où, l’esprit encore englué de sommeil, les voyageurs n’avaient pas la force de les refouler. Ils annonçaient à la ronde, de leurs voix enfantines : « Je suis Romaniché, je n’ai pas de père, ma mère est morte, je vais vous chanter une chanson de mon pays »… Aux premiers accents de leur chanson grinçante de petits chevriers, les citadins affolés se fouillaient les poches pour acheter leur silence.
D’où viennent-ils ? Qui sont-ils ? Ils n’ont de patrie que la couche sur laquelle ils dorment. De père en fils, la mendicité, les petits boulots, les menus services ne sont que leur manière d’être. À Beyrouth, ils vous aborderont dans toutes les langues avec la même attendrissante gouaille. Sur les terrasses des cafés, ils proposeront de cirer vos chaussures. Aux feux rouges, ils vous tendront leur cartouche de chewing-gum. Le soir, aux abords des restaurants, ils tenteront de vous vendre le billet de loterie « cent pour cent gagnant, parce que je porte bonheur !» Sur la plage, écrasés de soleil, ils portent des vasques pleines de sucreries à trois sous, indifférents à la chaleur du sable. Leur misère est réelle. Ils ne sont à l’abri de rien. Mais que personne ne s’avise de proposer une place à leurs parents, ni, comble de l’horreur, de les inscrire à l’école. Nos « valeurs », c’est simple, ils ne les partagent pas.
En écrivant ces lignes, c’est à ce petit dernier que je pense. Il avait quoi ? Trois, quatre ans. « Donne-moi de l’argent » m’avait-il demandé en zozotant entre ses dents de lait. « Quel âge as-tu ? » Six ans, m’avait-il répondu avec assurance. Et comme les gens de ma race, je n’avais pu m’empêcher de poser « la » question. « Elle est où, ta mère ? » Je vous laisse deviner la réponse qu’il me fit en courant se réfugier dans les jupes de celle-ci, à quelques tablées de là. Puissions-nous toujours avoir la compassion amusée qui nous tient quand l’un de ces enfants de notre enfance nous revient quémandant sa miette, moineau des villes, sans autre souci d’avenir qu’un nid au soleil couchant.
Fifi ABOUDIB
Ils ont toujours été là, rapides et chapardeurs, bis comme de petits pains, le regard insondable, le cheveu clair, et terreux de poussière et de sueur mêlées avec le soleil. Dans mon enfance déjà, ils guettaient sur la place de l’église. Sous la volée des cloches, à l’heure où les fidèles sortaient, les femmes en mantilles, les hommes nimbés de lavande le matin même par le...
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