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Actualités - REPORTAGE

Dossier Le «cinéma masala», un mélange d’amour et de violence, de kitch, de danses et de chansons, le tout servi par les demi-dieux de l’écran noir Bollywood, royaume du glamour et de l’évasion

De Mumbai – Émilie SUEUR Sur l’affiche géante, trois personnages. Un homme, la soixantaine élégante, cheveux poivre et sel, bouc taillé au centimètre. Une femme, ex miss, parfaite. Et un deuxième homme, jeune, ténébreux, les cheveux en bataille. Chacun des deux hommes aime « à en mourir » cette reine de beauté. Celle-ci les aime, tous les deux, également « à en mourir ». Conclusion, écrite noir sur blanc, une ligne plus bas: « L’amour peut tuer. » Des stars, une relation triangulaire, l’amour, et le drame qui pointe à l’horizon… Tous les ingrédients d’un bon film, version Bollywood, sont réunis. Bienvenue sur la planète du kitch et du glamour. Au royaume du rêve et de l’évasion? (voir les articles précédents de la série de reportages sur l’Inde dans les éditions du 13 et du 21 février). Il est encore un pays où le rouleau compresseur hollywoodien ne passe pas : l’Inde. Une résistance naturelle, en aucun cas soutenue par une législation protectionniste. « Hollywood a détruit la plupart des productions cinématographiques à travers le monde », explique Meenakshi Shedde, journaliste au Times of India et spécialiste de cinéma. « Si la France résiste encore, c’est en grande partie grâce à une législation hyperprotectionniste. Et, malgré cela, seulement 40 % des films diffusés en France sont français. En Inde, 95 % des films diffusés sont indiens », souligne-t-elle. La raison de ce succès est très simple : « Les Indiens adorent leur cinéma national et se fichent éperdument de Hollywood », soutient cette jeune femme, membre des jurys de la critique aux Festivals de Cannes et de Berlin. Hollywood pourtant ne rend pas les armes, puisque toutes les majors ont ouvert des bureaux en Inde et livrent des films doublés en au moins trois différents dialectes indiens. Mais, face à la machine de guerre américaine, la production indienne est colossale. « Près de 1 000 films sont produits chaque année en Inde. Bollywood, à savoir le cinéma populaire en hindi produit à Bombay (aujourd’hui rebaptisé Mumbai), représente un quart de ce volume », précise-t-elle. Le reste est partagé entre le cinéma tamoul de l’État du Tamil Nadu à l’extrême sud de l’Inde, le cinéma telougou d’Andhra Pradesh au sud-ouest et le cinéma malayalan du Kerala au sud. Une production colossale qui ne signifie pas pour autant une réussite économique assurée. « Le taux d’échec à Bollywood est de 95 % ! Cinq pour cent seulement des films couvrent leurs frais ou engendrent des profits. » Et pourtant la production ne diminue pas. « Ici, on ne fait pas les films que pour l’argent, mais également pour le glamour. » L’autre point fort du cinéma indien est sa richesse. « Nous réalisons des films en 39 langues et dialectes. C’est-à-dire plus que toutes les langues de l’Union européenne. » Une richesse certes, mais qui n’empêche pas le cloisonnement, puisqu’il est plus facile de voir un film tamoul à Paris qu’à Bombay. Dans la capitale économique de l’Inde, Bollywood tient effectivement le haut du pavé. Ses films attirent chaque année des millions de spectateurs. « Javed Aktar, auteur de scripts et de chansons, a un jour déclaré que si l’Inde comprend 21 États (aujourd’hui, elle en compte 29), Bollywood est le 22e car il avait développé son propre langage, ses propres coutumes, une manière bien spécifique de se vêtir… ». L’évasion avant tout Quant aux vedettes de Bollywood, elles sont considérées comme des demi-dieux. « Les stars américaines suscitent le respect et bénéficient d’une certaine reconnaissance de la part du public. En Inde, acteurs et actrices provoquent l’adoration et la passion. Il y a cinq ans, lors d’un voyage en France, j’ai rencontré une immigrée mauricienne. Elle m’a expliqué que Amitab Bachchan, la plus grande star de Bollywood, était le seul homme dont son mari était jaloux. Et cette femme ne comprend même pas le hindi ! L’effet dépasse vraiment les frontières. Quand Amitab s’est rendu au Festival du film du Maroc, son arrivée a provoqué une véritable émeute. Il devait être protégé par huit gardes du corps, car les gens voulaient juste le toucher. Au Festival du Caire, Amir Khan, l’acteur de Lagaan, un film nominé aux Oscars, a eu le même effet sur les foules. Le cinéma indien touche les cœurs et développe une relation complètement passionnelle entre le public et les stars. » Il faut reconnaître que les productions bollywoodiennes, également surnommées «cinéma masala», se prêtent à ce genre de sentiments. Le style masala (qui signifie mélange d’épices), c’est une relation triangulaire, une romance annoncée qui sera contrariée, le tout agrémenté d’une dose de violence, de chorégraphies élaborées et colorées et, bien sûr, de chansons. Des scénarios simples et efficaces, dont la compréhension ne connaît pas la barrière de la langue. « Bollywood produit un cinéma d’évasion dans lequel le réalisme n’est absolument pas une priorité », précise Meenakshi. Exemple. Dans Chalte Chalte, un film sorti en janvier 2004, une jeune fille veut rejoindre en Grèce le garçon qu’elle doit épouser. La veille de son départ de Mumbai, elle rencontre une sorte de routier qui tombe sous le charme de ses beaux cheveux qu’elle agite sensuellement au vent. À grand renfort de chansons et de danses, il lui déclare sa flamme, sans toutefois parvenir à la faire renoncer à ses projets de voyage. Mais, pour une raison quelconque, les avions ne décollent plus d’Inde. Qu’à cela ne tienne, notre Don Juan, prêt à sacrifier son propre bonheur pour celui de sa dulcinée, se propose de l’emmener en Grèce… en voiture. Quelques heures plus tard, ils ont rejoint les Cyclades ! Frais et pimpants ! Aujourd’hui, la formule masala a évolué, mondialisation oblige. « Pour faciliter la diffusion des films à l’étranger, où les tickets se vendent plus chers, et pour charmer les Indiens de la diaspora, les scripts intègrent des personnages vivant à l’étranger ». Ainsi, l’action d’un des grands succès du début de l’année, Kal Ho Na Ho, se déroule à Manhattan. L’occasion de découvrir l’« hinglish », un savant mélange d’anglais et de hindi. Interactivité avec le public Et le public en redemande. Dans les cinémas de Mumbai, le spectacle est autant à l’écran que dans la salle. « Avant de réaliser Moulin Rouge, Baz Luhrman s’était rendu au Rajasthan pour voir des films indiens et avait été emballé par la manière dont le public réagissait aux films. Il existe effectivement une véritable interaction entre le spectateur et le film ». Durant une projection, qui dure en moyenne trois heures avec entracte, on rit, on pleure, on commente, on demande des explications à son voisin, on mange. « On est loin de l’ambiance de cathédrale qui règne dans les salles françaises ! Ici, quand quelqu’un n’a pas envie d’écouter une chanson au cours du film, il sort fumer une cigarette ». En outre, aller au cinéma est une sortie familiale, et il est normal de voir à la fin du film de jeunes enfants endormis dans les bras de leurs parents. « Une sortie au cinéma est considérée comme un divertissement et le film projeté ne requiert pas du spectateur une attention totale et absolue ». Dernier ingrédient indispensable des films masala, la sensualité à l’indienne. « Il règne, en la matière, une profonde hypocrisie ». Si Dame Anastasie ne tolère aucune scène d’amour physique, « certains films sont pourtant extrêmement vulgaires. On ne voit effectivement aucun couple nu en action, mais les personnages ne cessent de se toucher, les poitrines des femmes de s’écraser sur les torses des mâles… Et après de longues minutes de regards lourds et langoureux et de lèvres frôlées, une énorme gerbe d’eau jaillit d’une fontaine ! » Plus suggestif que cela… Malgré cette absence de finesse, malgré les trois heures de film et ce héros qui n’en finit plus de mourir alors que sa belle a objectivement repoussé toutes les limites humaines de son système lacrymal... Malgré l’odeur du pop-corn qui envahit les salles, malgré les jeux d’acteurs tout en excès, malgré les voix suraiguës des actrices… malgré tout cela et plus encore, le charme de Bollywood opère. Parce que c’est simple, parce que c’est terriblement humain. Les demi-dieux de Bollywood Ils sont nombreux à briller dans le panthéon de Bollywood et nombreux à aspirer à cette gloire. En voici quelques-uns. Un choix complètement subjectif, comme la passion qu’ils inspirent Bipasha Basu La star sexy par excellence (ci-dessus). Lauréate, comme la plupart des autres actrices indiennes, d’un grand concours de mannequin à 17 ans. Elle considère que ses yeux sont son principal trait caractéristique. Il ne faut pas se fier aux airs pacifiques de cette fille de Calcutta, car la belle menace de tabasser quiconque oserait lui faire des avances. Son joli minois était dernièrement à l’affiche de Aitbaar, entre Amitab Bachchan et John Abraham, lui aussi mannequin. Raj Kapur L’un des plus grands réalisateurs de cinéma indien. L’homme-clé de la période dorée du cinéma indien pendant les années 50. Pendant plus de 50 ans, il a réalisé des films traitant de sujets sociaux sous le prisme du socialisme : la construction nationale, le chômage, l’exode rural. Un cinéma de qualité qui trouvait également son public dans les autres républiques socialistes. « Depuis deux, trois ans, le réalisme revient dans les productions indiennes », souligne Meenakshi Shedde. Shah Rukh Khan Il suffit de surfer sur Internet pour connaître les moindres détails de la vie de Shah Rukh Khan, dernière étoile montante de Bollywood. Né en 1965, fils d’un avocat et d’une femme magistrat, Shah Rukh Khan a débuté en tenant un restaurant à New Delhi. Sa carrière d’acteur n’a commencé qu’en 1989, quand il est arrivé à Bombay. En matière de stars, tous les détails comptent pour le public indien. On apprend ainsi que Shah Rukh Khan possède une Pajero rouge, adore les jeux vidéo, déteste la chaleur et que l’une de ses activités nocturnes favorites est de faire l’amour. Et oui, c’est cela la vie d’une star de Bollywood, une dissection en bonne et due forme. Côté professionnel, Shah Rukh Khan est connu pour jouer dans l’excès. Amitab Bachchan S’il n’en restait qu’un, ce serait lui. « Big B ». La star. Depuis des décennies, il s’affiche (ci-dessus) sur les écrans cinématographiques et publicitaires indiens. Fils de poète, né en 1942, Amitab a connu des débuts difficiles en raison de sa taille, jugée trop grande par la plupart des réalisateurs. Il rencontrera toutefois le succès au début des années 70. Sa popularité est définitivement assise quand, en 1983, il est gravement blessé au cours du tournage de Coolie. Le pays entier se met alors à prier pour son rétablissement. Malgré un passage bref et malheureux en politique, le naufrage de sa maison de production et des faillites passagères, Amitab est toujours, en 2004, une véritable icône du cinéma indien.
De Mumbai – Émilie SUEUR
Sur l’affiche géante, trois personnages. Un homme, la soixantaine élégante, cheveux poivre et sel, bouc taillé au centimètre. Une femme, ex miss, parfaite. Et un deuxième homme, jeune, ténébreux, les cheveux en bataille. Chacun des deux hommes aime « à en mourir » cette reine de beauté. Celle-ci les aime, tous les deux, également « à en mourir »....