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Actualités - OPINION

IMPRESSION Valentin et les dieux jaloux

Valentin, c’était ce général de l’armée de César qui refusait d’embarquer des célibataires à la guerre. En douce, il les mariait dans le mystère chrétien et s’assurait ainsi qu’ils tiendraient à leur vie, ne se laisseraient pas prendre et n’auraient qu’une ambition : revenir auréolés de gloire à la femme qui les attend. Remarquez, les Grecs faisaient pareil, mais avec des garçons. Sur les champs de bataille, ils allaient deux à deux. Sauf que dans ce monde viril, il y avait plutôt une surenchère de témérité, et souvent Thanatos l’emportait sur Éros. Valentin n’a donc pas inventé l’amour : il a systématisé le mariage, imposé l’engagement, instauré la fidélité, sublimé l’attente, créé la femme de soldat, la femme de marin et l’obligation du retour, et le manque de l’autre qu’aucune liaison vénale ou passagère ne saurait combler. Tous les mythes fondateurs ont tenté d’expliquer la tyrannie de l’amour, ce sentiment puissant, vital, sans lequel l’humain est bancal. Dans toutes les histoires qui parlent des origines, les êtres humains se suffisaient à eux-mêmes. Ils étaient à la fois homme et femme, force et tendresse, le tout et son contraire, et sans doute se reproduisaient-ils par scissiparité, comme les paramécies. Mais voilà, dans ce genre d’histoires, il y a toujours un dieu jaloux que cette harmonie exaspère. Et tôt ou tard, il coupe dans le vif et sépare ce qui n’était qu’un. Et l’humain vient au monde affolé. En naissant, il perd déjà la douce illusion de ne faire qu’un avec sa mère. Le reste n’est qu’une course effrénée en quête de sa moitié perdue. Mais le monde est vaste et les humains nombreux. Souvent, las de solitude, il croit trouver, se fixe à l’autre, quitte à forcer un peu l’engrenage. Ou bien il trouve, et se repose enfin dans cette béatitude, oubliant parfois qu’elle n’est jamais acquise, que l’amour n’est pas forcément un cadeau, juste un répit, juste la part de soi, fatiguée d’une errance antérieure et qui vient là trouver sa place, se lover dans le creux originel pour qu’enfin tout commence. Aujourd’hui, les cœurs gonflés à l’hélium attendent sur les devantures qu’on vienne les détacher. Que quelqu’un les libère, leur donne leur envol. Aujourd’hui, tout le monde dit « Je t’aime », comme si c’était le jour ou jamais. Saint Valentin, saint de plastique et de lumières qui clignotent, saint rouge de cœurs fessus, de passions immédiates, gros saint gavé d’hormones et de roses hivernales aux phosphates, saint poussif, saint de tout de suite, saint qui se cherche, entre gâteaux et chocolats d’occasion tout ornés de dentelles, gadgets pornographiques, huiles aphrodisiaques, paradis instantanés. C’est qu’il n’avait pas vu le marketing de la chose, le brave saint Valentin. Il n’avait pas vu le parti commercial à tirer de cette lame de fond universelle, l’amour. Ce jour qu’on lui a attribué, en haut, à droite, sur une page du calendrier, il aurait simplement pensé qu’on le consacrerait, comme les autres jours, à rafraîchir des serments très anciens. Comme les autres jours, il aurait simplement souhaité qu’on se dise « Je t’aime », non pas comme on jette un hameçon, non pas comme on fait semblant quand pèse la solitude, mais simplement comme on cherche sa part perdue, avec le désir ardent de donner et de recevoir, de protéger et de chérir, d’être pour l’autre une maison, dans la santé et dans la maladie, dans le bonheur et dans le malheur, pour le meilleur et pour le pire. Sinistre sermon ? On peut préférer les ballons. Qu’ils s’envolent ou qu’ils crèvent. Parfois c’est plus simple. Mais c’est compter sans la jalousie des dieux. Fifi ABOUDIB
Valentin, c’était ce général de l’armée de César qui refusait d’embarquer des célibataires à la guerre. En douce, il les mariait dans le mystère chrétien et s’assurait ainsi qu’ils tiendraient à leur vie, ne se laisseraient pas prendre et n’auraient qu’une ambition : revenir auréolés de gloire à la femme qui les attend. Remarquez, les Grecs faisaient pareil, mais avec des garçons. Sur les champs de bataille, ils allaient deux à deux. Sauf que dans ce monde viril, il y avait plutôt une surenchère de témérité, et souvent Thanatos l’emportait sur Éros. Valentin n’a donc pas inventé l’amour : il a systématisé le mariage, imposé l’engagement, instauré la fidélité, sublimé l’attente, créé la femme de soldat, la femme de marin et l’obligation du retour, et le manque de l’autre...