Par Georges KHADIGE *
Nul ne peut contester aujourd’hui que le plus grand acquis social du Liban dans toute son histoire a été l’instauration de la Sécurité sociale en 1963 par le président Fouad Chéhab. Cette institution, qui fut pionnière durant les années 60 non seulement au Liban mais dans tout le Moyen-Orient et peut-être même bien au-delà, a subi les outrages de la guerre, et c’est par miracle qu’elle a pu traverser les 15 pénibles années qui se sont étalées de 1975 à 1990 en se laissant ballotter par les évènements mais en ne coulant pas : « Fluctuat nec mergitur ».
Il est remarquable de noter en particulier avec quelle compétence et de quelle main de maître elle fut dirigée de 1964 à 1983 par l’inégalable Rida Wahid, ancien député et plusieurs fois ministre, et comment ont démarré de son temps les trois branches toujours en vigueur à ce jour et comment s’est dessiné l’essentiel de sa configuration qui demeure actuelle et qui lui permet sans doute de subsister.
La relève fut assurée de 1983 à 1988 par un conseil d’administration qui réussit, malgré vents et marées et au prix de déplacements continuels, de risques énormes et de procès-verbaux « ambulants », qu’il a d’ailleurs lui-même inventés, avant de faire école, à maintenir sur pied cette institution et même à la développer dans des circonstances difficiles, voire dramatiques, et à laisser à la fin de son mandat une trésorerie des plus saines et des caisses bien remplies.
À aucun moment de 1964 à 1988 il n’y a eu de problèmes financiers, de conflit aigu avec les médecins, les hôpitaux, les laboratoires et encore moins avec les employeurs ou les assurés.
Comment se fait-il qu’aujourd’hui on entend constamment parler de graves difficultés financières de la CNSS, d’arrêt éventuel des prestations et tout récemment d’un conflit aigu avec le syndicat des hôpitaux, qui a failli priver plus d’un million et demi d’assurés de soins hospitaliers de qualité, car l’important n’est pas de dire combien d’hôpitaux ont opté pour la rupture et combien ne l’ont pas fait, mais qui est dans un camp et qui est dans l’autre, et quand les plus grands hôpitaux et les plus fiables, avec en tête l’HDF et l’AUH, optent pour la rupture, la question n’est plus une question de nombre et de quantité mais une question de valeur et de qualité, et c’est cela que le citoyen doit savoir, c’est cela qu’il faut lui dire et ne pas le lui cacher en jouant sur les chiffres et en essayant de camoufler la vérité.
Mais le plus important n’est pas là ! Il ne s’agit pas de jeter la pierre à quiconque ni d’incriminer personne. L’heure est grave et la Sécurité sociale en péril. Une union sacrée doit se réaliser autour d’elle pour la sauver et les accusations et les inculpations ne sont pas de mise. Plus tard peut-être, quand le danger sera passé et la Sécurité sociale remise sur pied, on pourra demander des comptes et savoir pourquoi on en est arrivé là et pourquoi cette institution vitale a failli couler. L’heure aujourd’hui est donc à l’action et aux mesures de sauvetage et de salut public. Pour cela, il faut se demander avant tout pourquoi la Sécurité sociale, qui a survécu durant 23 ans à toutes les épreuves dramatiques auxquelles elle a été exposée, a tout à coup commencé à péricliter au point de risquer la catastrophe, tant annoncée par son président depuis quelque temps.
Parce que l’État ne paie pas son dû ? Parce que les employeurs ne s’acquittent pas de leurs obligations ? Certainement pas ! Car il y a des dizaines d’années que l’État ne paie pas son dû et depuis toujours que les employeurs s’acquittent mal de leurs obligations.
La cause à nos yeux est ailleurs. La CNSS ayant tiré des conclusions assez hâtives, pour ne pas dire erronées, quant à ses réserves et ses capacités financières, a pris une fort malheureuse décision en 2001 de réduire les cotisations des deux branches vulnérables, à savoir les allocations familiales et l’assurance maladie-maternité, de 50 % d’un coup. Du jamais-vu, de l’impensable, de l’inimaginable. En moins de deux ans le résultat n’a pas tardé à se faire sentir et la CNSS a dû tirer la sonnette d’alarme et lancer des SOS à l’État pour qu’il paie ses arriérés. Durant des années, la CNSS a été le bailleur de fonds de l’État. En 1983, elle avait même envisagé de prendre le contrôle de la Banque de l’Habitat et de la BCAIF, et l’on disait que si la CNSS cessait de souscrire aux bons du Trésor, la trésorerie de l’État en serait menacée. Aujourd’hui, elle crie détresse et proclame que si l’État ne lui paie pas son dû, elle devrait arrêter les prestations. N’est-on pas en droit de se poser des questions sur les mesures adoptées et qui ont engendré cette situation ? Quant à la crise avec les hôpitaux, et celle qui pourrait naître demain avec tous les autres partenaires de la CNSS, n’est-elle pas la conséquence de cette situation financière, qui amène la CNSS à rechercher désespérément des moyens de survie même au prix de décisions hâtives et malencontreuses ?
Peu importe dans cette épreuve de force, dans ce bras de fer entre la CNSS et les hôpitaux, de savoir qui va gagner et qui va céder. Une chose est sûre, c’est que la victoire éventuelle de la CNSS serait certainement au détriment des assurés, car les hôpitaux, obligés d’accepter des tarifs inférieurs à ceux qu’ils considèrent comme équivalant à leurs prix coûtants et aux justes prix, ne manqueront pas de répercuter cette situation sur la qualité des soins en commençant par les lits disponibles, l’accueil et l’attention aux malades, sans parler de la nourriture, la literie, le renouvellement de l’équipement, la maintenance des locaux, etc. Une victoire serait donc une victoire à la Pyrrhus ! Une défaite ne serait pas moins dramatique car elle sanctionnerait l’imprévoyance et le manque de vision d’avenir, et coûterait encore plus cher que le statu quo ante. Il est donc souhaitable de sortir de cette crise à la manière bien libanaise de « ni vainqueur ni vaincu » car il ne peut y avoir de vainqueur dans ce cas et il ne doit pas y avoir de vaincu.
À plus long terme, il est nécessaire que la CNSS initie une gestion « responsable », qui privilégie toujours le dialogue et évite les décisions unilatérales, autoritaires, voire dictatoriales. La CNSS n’est pas une institution ordinaire, elle est une institution autonome à caractère social, chargée de gérer un service d’utilité publique, elle se doit donc de se comporter comme telle dans un pays démocratique comme le Liban, si imbu de liberté et dont le président ne cesse de rappeler que doit y triompher l’État de droit et des institutions. Elle se doit d’opter pour une gestion « réaliste », qui mesure exactement les possibilités avant de diminuer ses rentrées, en réduisant inconsidérément les cotisations, et d’augmenter ses charges en élargissant imprudemment le champ des assurés et des prestations.
Mais il est important aussi de rappeler à cet égard à la CNSS que personne n’est contre elle, de même qu’elle ne doit elle-même être contre personne. Tous les Libanais ont intérêt à la défendre, à lui apporter toute aide, tout soutien, tout secours pour qu’elle demeure sur pied, qu’elle survive et même qu’elle se développe, et il est certain que tout le monde est conscient de cette nécessité et est prêt à tout mettre en œuvre pour y satisfaire. Il faut donc que la CNSS en soit bien consciente elle-même et cesse de regarder ses partenaires comme des ennemis en attente, qui veulent la détruire. Pour sortir de ses problèmes et pour pouvoir être aidée, il faut qu’elle veuille s’aider elle-même. Il faut qu’elle ait le courage de prendre des décisions difficiles mais courageuses, comme celles qui ont été prises en France, pour lui assurer de nouveau son équilibre financier, gage inévitable de sa pérennité. Procéder à un réexamen scientifique des cotisations, revoir le ticket modérateur, revoir la politique de santé, mais à travers le dialogue franc et constructif avec les différents partenaires et non par des diktats ou des oukases, qui ne peuvent manquer de mettre le feu aux poudres et d’avoir un effet boomerang. Il faut qu’elle revoie également sa politique financière, spécialement en ce qui concerne les investissements productifs, qui lui assureront des rentrées certaines, c’est d’ailleurs là le rôle principal de sa commission financière, qu’elle élabore une politique habile des médicaments, avec sélection, vignette et contrôle de la consommation, sans indisposer pour autant les importateurs, les droguistes et les pharmaciens. Il faut aussi et surtout qu’elle revoie sa gestion administrative, les frais y relatifs ayant atteint des pourcentages prohibitifs et sans que cette gestion n’ait été améliorée. Il faut enfin qu’elle examine avec ses partenaires d’autres moyens de financement que les seules cotisations tels qu’une taxe sur le tabac ou sur les boissons alcoolisées qui lui serait reversée obligatoirement.
Ce ne sont là évidemment que des idées parmi tant d’autres et qui sont toujours sujettes à caution, mais qui doivent au moins servir à la réflexion. L’essentiel est de sauver la Sécurité sociale car son naufrage provoquerait une catastrophe nationale aux conséquences incalculables et nous ne pensons pas qu’aucun responsable, à quelque niveau qu’il soit placé, puisse en prendre le risque et en assumer la responsabilité.
Puisse donc l’année nouvelle, paire et bissextile, être l’année de la remise à flot de cette institution capitale, l’année du renouveau et de la résurrection, et tout cela pour le plus grand bien commun et l’intérêt de tous.
* Ancien président du conseil d’administration de la Caisse nationale de Sécurité sociale.
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