Économiste
Dans son style inimitable et lapidaire, le Premier ministre, M. Rafic Hariri, a profité de sa première visite informelle au Conseil économique et social non pour évaluer les effets négatifs du blocage de cette institution en raison d’un retard de 8 mois pris par le gouvernement pour nommer une nouvelle assemblée générale, mais pour annoncer une « idée fiscale originale » préconisant l’abolition de l’impôt sur les revenus des agents économiques privés, à l’exception des sociétés, ainsi que l’abandon des diverses taxes sur la propriété et les droits de succession et leur remplacement par une augmentation de 6 points de la TVA qui passerait ainsi à 16 % au lieu des 10 % actuellement.
Bien que timidement rapportée par la presse quelques jours auparavant, cette proposition n’a pas manqué de surprendre l’ensemble de la classe politique et économique du pays. On s’interroge beaucoup sur les objectifs réels du Premier ministre et sur le timing de cette annonce impromptue, et l’on tente de deviner les arrière-pensées de M. Hariri, confronté à d’autres dossiers nettement plus brûlants et qui en ce moment a fort à faire avec les multiples difficultés de gestion administratives et les diverses frondes déclarées ou rampantes.
Comme il fallait s’y attendre, les premières réactions à la proposition sont dans l’ensemble très négatives, surtout que l’environnement politique et social du moment ne permet guère de se hasarder à la mise en œuvre de telles réformes. Même les plus proches collaborateurs du Premier ministre sont déconcertés par cette annonce, et plus particulièrement le ministre des Finances, M. Fouad Siniora, pris à contre-pied dans son programme de préparation de la déclaration unique sur les revenus des ménages. En effet, le ministère se propose de moderniser et de mieux structurer l’impôt sur le revenu et il n’était point question de l’abolir.
Nonobstant la manœuvre politique que certains prêtent à M. Hariri accusé d’allumer un contre-feu pour détourner le débat actuel fixé autour de plusieurs sujets de polémique, quelles peuvent être les conséquences de cette nouvelle proposition ?
Au niveau de la rentabilité fiscale, le projet du Premier ministre n’a pas de conséquences majeures, puisque ce que l’on gagne par la hausse de la TVA, on le reperd par le manque à gagner des impôts et taxes que l’on préconise d’éliminer. En effet, 6 points de TVA supplémentaires dans la conjoncture actuelle rapporteraient au Trésor quelque 400 millions de dollars à comparer avec des recettes de taxes et d’impôts dont les estimations sont elles aussi du même ordre.
En fait, la proposition du Premier ministre serait à classer dans le cadre d’un assainissement administratif visant à éliminer des obligations fiscales marquées par une corruption très profonde et par des trafics d’influence très diversifiés, impossibles à enrayer.
Les exemples dans ce domaine sont multiples et tout récemment, on l’a observé avec la loi sur l’amnistie fiscale qui, en définitive, a pénalisé les contribuables les plus scrupuleux et a favorisé ceux qui étaient dans l’illégalité la plus totale. Même observation pour les taxes foncières collectées sur base d’estimations faites par des fonctionnaires qui généralement partagent avec le contribuable les « économies d’impôts » qu’on lui fait faire par une sous-évaluation du bien foncier à enregistrer ou soumis à taxes. Les déclarations fiscales des entreprises et leurs procédures de contrôle ainsi que les différents quitus ou attestations fiscales se prêtent eux aussi aux fraudes et aux trafics les plus vicieux. En éliminant ces taxes, et par la même occasion ces pratiques, le Premier ministre espère « réconcilier » le citoyen avec l’Administration publique.
Les opposants à cette mesure estiment que le recours unique à la taxe sur la consommation traduit une grave injustice sociale dans la mesure où ce prélèvement obligatoire ne présente pas un caractère progressif quelconque surtout que, pour des fiscalités de gestion, l’État a adopté un taux unique pour la TVA. Ménages à faibles revenus et personnes riches sont logés à la même enseigne.
Traduite en chiffres, la proposition de M. Hariri est effectivement pénalisante pour les personnes à faibles revenus. Un ménage avec deux enfants disposant d’un revenu annuel de 14 400 000 LL (soit 800 USD par mois) bénéficie aujourd’hui d’un abattement annuel de 11 000 000 LL et ne paie que 2 % sur son revenu imposable (3 400 000), soit au total 68 000 LL. Si cet impôt est remplacé par la TVA, la charge fiscale serait nettement plus lourde. En effet, et en supposant que seulement 40 % des dépenses de ce ménage sont soumises à la TVA, la charge de taxe supplémentaire (6 % de TVA) serait de 345 600 LL à comparer avec les 68 000 dans le cadre de l’impôt sur le revenu.
Autre argument en défaveur de la hausse de la TVA : les risques de fraude et de contrebande. En effet, une très forte hausse de la TVA se traduira nécessairement par l’augmentation des comportements frauduleux et par des trafics parallèles. Le renforcement des contrôles que l’on préconise dans ce domaine pour juguler la fraude nous replongera de nouveau dans la corruption et les trafics d’influence que l’on tente d’éliminer en préconisant l’abandon de l’impôt sur le revenu.
Devrait-on pour autant totalement refuser la proposition de M. Hariri ? Non. En effet, si l’abolition de l’impôt sur le revenu aboutit à une injustice aux dépens des ménages à faibles revenus, le maintient actuel des pratiques de l’impôt sur le revenu ou des taxations foncières pénalise les contribuables scrupuleux et honnêtes et favorise la corruption et les fraudes. Une injustice ne doit pas en justifier une autre. L’injustice des pratiques légales serait même plus nocive que les discriminations sociales.
Le coup de pied dans la fourmilière que vient de réaliser M. Hariri devrait être l’occasion de replacer le débat dans une plus large dimension avec une révision profonde et bien étudiée de l’ensemble des prélèvements obligatoires. Aucun pays ne peut éliminer totalement l’impôt sur le revenu. Il faudrait simplifier les procédures et non jeter le bébé avec l’eau de la baignoire.
L’improvisation dans ce domaine n’est guère recommandée, surtout que toute politique fiscale doit trouver un équilibre entre la nécessité de générer des recettes pour l’État, la volonté d’assurer un équilibre et une justice sociale, et l’impératif d’éviter une pénalisation de l’activité économique ou une dégradation de l’environnement des affaires. Tout schéma fiscal doit tenir compte aussi des capacités de gestion de l’Administration publique pour éviter d’alimenter fraude et corruption. Il faudrait aussi éviter les décisions erratiques avec des systèmes et des taux d’imposition qui varient avec les changements de gouvernement ou l’humeur et les inspirations des dirigeants politiques.
Mais comme le relève, désabusé, un observateur professionnel, on risque en définitive de subir un relèvement de la TVA tout en conservant notre système d’impôt sur le revenu dont la loi de base remonte à 1959 !
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