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ADMINISTRATION - Un ancien conseiller à la réforme, Rodolphe Manasterski, rappelle l’expérience chéhabiste Dépolitisation effective, gestion structurée et formation dirigée : trois mots-clés pour une réforme réussie(photo)

Gaspillage à outrance, prolifération d’administrations parallèles, recrutement et répartition anarchiques de fonctionnaires, mauvaise gestion financière, absence de contrôle, manque de communication : les rapports de l’Inspection centrale et de la Fonction publique sur l’état de l’Administration sont des plus accablants. L’État, dont l’Administration est censée être le bras exécutif, traîne pratiquement ses services publics comme un boulet. Un boulet qui aggrave ses problèmes financiers et dont il n’est même pas capable de s’en dégager, pour diverses considérations politiciennes et clientélistes essentiellement. Résultat : les rôles sont inversés et l’État, qui croule sous le poids d’une dette énorme accumulée à cause d’une mauvaise gestion financière – n’en déplaise à ceux qui tentent de l’attribuer au développement d’une infrastructure qui reste loin d’être parfaite –, se voit contraint de financer à fonds perdus une Administration censée pourtant l’aider à opérer un redressement économique et financier. L’ambitieux programme lancé par le chef du gouvernement, Rafic Hariri, pour débarrasser le pays d’une dette qui plafonne à 30 milliards de dollars risque d’être sérieusement compromis, en l’absence d’une Administration qui puisse inspirer confiance aux États qui se sont engagés à aider le Liban à surmonter sa crise financière. Les cas de gaspillage, relevés dans le rapport de l’Inspection centrale, n’augurent rien de bon : au sein du ministère des Travaux publics, le texte fait état d’une « situation qui favorise la dilapidation des fonds publics et qui permet aux contractuels de faire des bénéfices illégaux », après avoir énuméré une série d’abus, et précise que l’Inspection financière propose des sanctions disciplinaires à l’encontre des fonctionnaires impliqués dans des dépenses engagées illégalement à travers des adjudications effectuées contrairement aux règles. Du rapport, il ressort d’ailleurs que les dépenses engagées au mépris de la loi constituent un facteur commun à toutes les administrations. Les entorses à la loi ne se limitent cependant pas au domaine financier et s’étendent à celui du recrutement de fonctionnaires. L’Inspection centrale explique que de nombreux fonctionnaires interviennent auprès des responsables pour qu’ils soient rattachés aux bureaux des ministres, afin de pouvoir encaisser leurs salaires sans avoir à travailler, avant de donner deux exemples : celui du ministère de l’Éducation, au sein duquel 42 fonctionnaires ont été rattachés au secrétariat général du bureau du ministre, et celui du ministère de l’Agriculture où ce nombre est de 7. Sous le chapitre du recrutement anarchique, elle affirme avoir répertorié au sein des établissements publics et des municipalités 6 179 fonctionnaires hors-cadre bénéficiant, sous divers titres, de salaires mensuels. Le Conseil de la Fonction publique insiste pour sa part sur la pléthore administrative, relevant que non moins de 14 911 postes, aujourd’hui vacants, sont complètement inutiles et rappelle qu’il préconise depuis 1994 un allègement de l’Administration. Pour lui, l’échec et l’anarchie qui caractérisent l’ensemble des services publics s’expliquent par le fait qu’on a utilisé les départements étatiques pour « tenter de résorber le chômage, en les bourrant d’éléments qui n’ont pas été choisis en fonction de leurs aptitudes et de leur niveau d’éducation », et qu’on a « passé outre au principe de la sanction et de la récompense, ce qui a encouragé les fonctionnaires honnêtes à ne pas travailler en fonction de ce que leur dicte leur conscience et poussé les corrompus à s’enfoncer de plus en plus dans la corruption ».
Les reproches réciproques échangés entre le Conseil de la Fonction publique et l’Inspection centrale au sujet des « causes de l’échec et de l’anarchie au sein des services publics » (l’Inspection centrale déplore une forte vacance au niveau des postes administratifs (1 482) et note que 109 diplômés de l’Ena ont dû attendre un an avant d’être nommés tout en percevant leurs salaires qui totalisaient 1 124 880 000 livres, alors que la Fonction publique reproche à cet organisme de n’avoir pas réagi pour venir à bout des abus financiers) donnent une preuve supplémentaire du dysfonctionnement de l’Administration, dans la mesure où ce genre de reproches n’est pas supposé exister tant que chaque organisme exerce ses prérogatives telles qu’elles ont été fixées par la loi.
Quoi qu’il en soit, le tableau brossé par les deux organismes est celui d’une dégénérescence totale, qui, même si elle est endémique, reste réversible pour peu qu’on se décide à dépolitiser le dossier et à laisser les organes de contrôle assumer chacun son rôle, en les dotant des instruments nécessaires à une réforme optimale. L’expérience chéhabiste dans le domaine le prouve. La célèbre réforme administrative engagée sous le régime du général Fouad Chéhab était née d’une volonté politique et d’une détermination à doter l’État d’un organigramme à même de contribuer à son développement. Ancien conseiller à la Réforme sous le mandat du général Fouad Chéhab, M. Rodolphe Manasterski se souvient : « À l’époque, tous les moyens avaient été mis en œuvre pour obtenir le résultat escompté. » Un résultat obtenu grâce à trois axes sur lesquels l’action réformatrice s’était fondée : une dépolitisation effective, une gestion structurée et une formation dirigée, explique l’homme à qui l’ancien président de la Chambre, Kamel el-Assaad, avait aussi confié en 1967 la mission de réorganiser le Parlement sur le plan administratif.

Ce sont ces trois principes qui ont constitué la clé de succès pour le général Chéhab au niveau administratif, parallèlement à une analyse rigoureuse de l’état de l’Administration, explique en susbtance M. Manasterski. La principale œuvre de l’ancien président a sans doute été la mise en place des organes de contrôle.
Piliers de toute réforme administrative, ces organismes voient aujourd’hui leur rôle marginalisé, en ce sens que leurs initiatives ou leurs recommandations sont souvent contournées, voire ignorées, comme le montre le rapport de l’Inspection centrale, qui souligne l’insistance d’un ministre à ne pas tenir compte de sa décision de déférer un enseignant devant le Conseil supérieur de discipline.
La mise en place des organes de contrôle répondait à un besoin mis en relief par une analyse de l’état des services publics en 1958. C’est en cette année qu’un ministère de la Réforme administrative, dirigé par Khatchig Babikian, a été créé, en même temps qu’une commission en charge de la Réforme et à laquelle M. Manasterski avait participé. « Notre commission, déclare-t-il, avait décidé de procéder à l’analyse des méthodes appliquées dans les différents départements et services composant les ministères. Cette tâche m’avait été confiée et elle était ardue, car nous étions bousculés par le temps. Nous avions été étonnés par l’archaïsme des systèmes appliqués et des imprimés utilisés par les fonctionnaires, qui représentaient l’héritage de l’Empire ottoman sur lequel sont venues se greffer quelques améliorations importées par la puissance mandataire, surchargeant les circuits de communications entre les services de l’État et les contribuables. Ce désordre quotidien entraînait de lourdes pertes de temps et de longs délais d’exécution des formalités. Cela expliquait pourquoi certaines formalités administratives s’égaraient souvent et demeuraient sans réponse, sans contrôle, ou encore étaient à l’origine de fuites et de malversations. »
La première étape de la réforme engagée a ainsi porté sur la réorganisation des différents départements, « en y introduisant la mécanisation, en normalisant les imprimés et en améliorant le rendement par la surveillance du personnel, ce qui a enrayé le désordre qui prévalait tout en facilitant les rapports entre les contribuables et les services administratifs ». « Des recommandations sous forme d’études complètes avaient été élaborées et diffusées », ajoute M. Manasterski, avant d’exposer les principales réalisations marquant le chantier administratif. Il cite « les organismes les plus importants dans la structure d’un État : le Conseil de la Fonction publique, l’Inspection centrale, la Banque centrale – pour assurer son bon démarrage rapidement, nous avions eu recours au personnel compétent de la Banque de Syrie et du Liban. Les études élaborées ont en outre déterminé la nécessité de la mise en place d’autres administrations : la Direction des archives – les archives, dit-on, sont les conseillères d’un État –, la Centrale des statistiques, la Direction des recherches et de l’orientation et la CNSS ».

Un travail
titanesque
Un travail titanesque a été ainsi abattu en six ans. Mais si l’État s’est vu doté à cette époque d’une structure à même de favoriser le développement du pays, il n’a pas su la préserver au fil des années. Après le mandat Chéhab, le chantier administratif s’est pratiquement arrêté. La réforme a cessé d’être une priorité et l’Administration publique a progressivement commencé son déclin, en dépit de quelques timides tentatives de réforme, jamais menées à terme. Comme le reste du pays, elle n’est pas sortie indemne de la guerre, et au lieu que les pouvoirs successifs de l’après-Taëf ne s’attellent en premier au développement de l’Administration, noyautée par les milices et rongée par la corruption, pour lancer le chantier de reconstruction du pays dans des conditions optimales, ils s’en sont servis pour asseoir leur autorité, grâce à un clientélisme et à un népostime pratiqués à large échelle.
M. Manasterski ne se fait pas d’illusions sur une éventuelle réforme administrative : « Mon expérience du passé me laisse penser qu’on ne connaîtra jamais plus l’immense travail sérieux fourni par le passé », dit-il, tout en notant que « rien ne justifie aujourd’hui la situation présente, surtout que la guerre, qui a constitué un important facteur de détérioration du système, a pris fin depuis 13 ans ». « À moins, ajoute-t-il, que l’Administration ne soit atteinte d’un mal incurable par manque de capacité et d’autorité. »
Les raisons de ce mal ne sont un secret pour personne. « Si la Fonction publique et l’Inspection centrale, dont le fonctionnement et les responsabilités avaient été définis par des textes de loi, étaient en mesure de remplir normalement leurs obligations, nous n’aurions pas eu à nous plaindre de la situation déplorable actuelle. »
La compétence des fonctionnaires est également prise en compte : « Dans le chapitre du rapport que j’avais élaboré en 1958, au terme de mon analyse, au sujet des fonctionnaires, j’avais noté deux qualités : intelligence et capacité. Mais encore faut-il former ces fonctionnaires et les encadrer. Une bonne formation doit être perfectionnée tout au long de la carrière, car c’est elle qui permettra à un fonctionnaire de faire face à ses obligations. La réforme, si elle était appliquée d’une façon continue et rationnelle, réussirait à développer les qualités de chacun et ferait naître une émulation bénéfique dans l’emploi ».

Quelles prérogatives pour
le ministre de la Réforme ?
Quoi qu’il en soit, le Liban va être acculé à réaliser la réforme s’il veut tirer profit de l’accord d’association qu’il vient de signer avec l’Union européenne et bénéficier d’un soutien international – qui lui est indispensable – à son programme de redressement économique et financier. Et, normalement, le ministère d’État pour le Développement administratif devrait avoir un rôle-clé à ce niveau. Qu’en pense l’ancien responsable de la réforme chéhabiste ? « Plusieurs ministres se sont succédé à ce poste. Ils devraient savoir qu’à part une culture incontestée, il est nécessaire de posséder le pouvoir et la compétence dans ce domaine et, surtout, de tabler toute action de réforme sur trois facteurs essentiels : une dépolitisation effective, une gestion structurée et une formation dirigée », répond M. Manasterski. « Sans le pouvoir, enchaîne-t-il, il est inutile d’entreprendre une quelconque réforme, or je peux vous certifier que les années 1958 à 1964 ont été bénéfiques à l’Administration, qui a été dirigée d’une main de justice, mais avec fermeté, détermination et compétence. Sous le mandat Chéhab, les fonctionnaires avaient acquis une formation et une discipline exemplaires. On peut imaginer les nombreux problèmes auxquels le ministre titulaire de la Réforme administrative est aujourd’hui confronté, ainsi que la grande responsabilité qu’il doit assumer pour leur apporter une solution rapide et radicale. Quels sont cependant ses attributions et ses pouvoirs réels pour pouvoir réussir son action ? »
Comment envisage-t-il la réforme ? « Il est nécessaire de procéder en premier lieu à l’établissement de l’ossature de la réforme, cette initiative relevant de la plus haute instance de l’État. » M. Manasterski préconise également la mise en place d’un organisme « qui comprendrait cinq membres, composés de spécialistes de carrière, qualifiés, compétents et apolitiques. Il n’est jamais trop tard pour entreprendre les travaux de redressement nécessités par la situation néfaste actuelle, qui porte un certain préjudice à l’État dans tous les domaines de la vie sociale et économique ».
Pour M. Manasterski, les lois établies à l’époque chéhabiste pour entreprendre une réforme « sont toujours valables et ne doivent subir aucune modification, d’autant qu’elles avaient fait l’objet d’études très sérieuses pour assurer une administration saine, apolitique et fonctionnelle ».
L’ancien conseiller à la Réforme ne se prononce pas, en revanche, sur l’opportunité d’un allègement de l’Administration, n’étant pas en possession des données nécessaires pour porter un jugement sur la question. Il relève toutefois que sous le mandat du président Chéhab, il y avait eu des transferts de fonctionnaires, « car certains départements étaient plus étoffés que d’autres ». Aujourd’hui aussi, le même problème se pose mais il n’est pas aussi facile à régler qu’il y a 45 ans, puisque sa solution commande au préalable un consensus politique.
La dépolitisation du dossier de l’Administration reste ainsi la condition sine qua non pour initier une réforme et la mener à terme avec succès, en fonction d’un programme technique. Elle commande cependant beaucoup de courage, un sens de l’initiative et, surtout, une volonté réelle de placer l’intérêt général au-dessus des innombrables intérêts privés qui asphyxient le pays.

Tilda ABOU RIZK
Gaspillage à outrance, prolifération d’administrations parallèles, recrutement et répartition anarchiques de fonctionnaires, mauvaise gestion financière, absence de contrôle, manque de communication : les rapports de l’Inspection centrale et de la Fonction publique sur l’état de l’Administration sont des plus accablants. L’État, dont l’Administration est censée...