Rechercher
Rechercher

Actualités - REPORTAGES

Social - La manifestation, totalement désorganisée, tourne au meeting électoral Le peuple libanais rate encore une fois, le coche(photos)

«Échec ou réussite, cette manifestation ? Je n’en sais rien mon cher monsieur, c’est à vous d’en juger, c’est à vous de le dire». Les non-dits d’Élias Abou-Rizk, le président de la CGTL en nage, sont éloquents, son regard, son sourire, qu’il tente difficilement de maîtriser, amers. Comme tout ce qu’il y a d’instances au Liban, étatiques ou pas, les Libanais n’ont rien compris. Ils n’ont pas compris qu’il ne tient désormais plus qu’à eux pour que le marasme dans lequel ils se débattent depuis plus de cinq ans ait une chance, fût-elle minime, de commencer enfin à disparaître. Ils en ont eu hier l’occasion. Ils l’ont bel et bien ratée. C’était lors de la manifestation à laquelle avait appelé la CGTL, une manifestation ouverte à tous les syndicats, tous les partis. Sachant que plus de 80 % de la population libanaise souffrent de la récession économique, et subissent la crise de plein fouet, on pouvait légitimement s’attendre à voir, entre la place Béchara el-Khoury et le Musée où se réunissait le Conseil des ministres, une foule de Libanais venus crier leurs douleurs. Las ! Ils étaient à peine 2 000, presque aussi nombreux que l’impressionnant dispositif de sécurité mis en place sur toute la longueur du trajet, soldats, agents des FSI et gendarmes compris. Autre constat, et pas des moindres : chaque citoyen qui s’attendait à exercer, tout naturellement, l’un de ses droits les plus élémentaires, s’est retrouvé paumé entre une manifestation sociale complètement déglinguée et un inévitable meeting électoral, parfaitement orchestré, lui, à la gloire du chef du Parlement Nabih Berry. Chronique – il faisait presque 40° à l’ombre – de ce qu’aurait pu, de ce qu’aurait dû être cet après-midi : celui de tout un peuple, exsangue, qui demande des comptes à ses dirigeants. « M. Corm serait moins nocif au Café de Flore qu’à Beyrouth » Tout avait plutôt bien commencé pourtant. 16h30, place Béchara el-Khoury. L’armée, les FSI, les gendarmes, ils sont tous là, partout, au garde-à-vous, on dirait qu’ils ont répété, plusieurs fois, consciencieusement, pour le grand jour. Côté manifestants, il y avait déjà quelques petits groupes, des banderoles, «maudit soit le dirigeant qui reste sourd aux souffrances de ses ouvriers», des bus qui commençaient à déverser des jeunes, des moins jeunes, des hommes, des femmes, la frange la plus pauvre de la population libanaise. Un chauffeur de taxi nous interpelle, «je travaille comme un fou, je gagne 35 000 LL par jour, dont 25 000 pour l’essence, comment voulez-vous que je vive ?», un employé de la centrale électrique de Deir Ammar, au Nord, et qui a été licencié à la suite des derniers bombardements israéliens, «le ministre Traboulsi ? Qu’il dé-mis-sion-ne !» Et Élias Abou-Rizk arrive, la casquette grise de la CGTL, comme tout le monde, sur la tête, «je ne parlerai pas avant la fin de la manifestation», et puis le député du Chouf, Marwan Hamadé. «Cette manifestation ne correspond à aucun timing, elle correspond simplement à la convergence de très nombreux problèmes qui risquent d’éclater au visage de tout le monde», a précisé à L’Orient-Le Jour l’ancien ministre de la Santé. «Le gouvernement Hoss a eu évidemment un héritage qu’il devait gérer, mais il a choisi les options radicalement opposées à celles qu’il aurait dû prendre, a-t-il ajouté, et c’est par solidarité avec tous les syndicats, et au nom du PSP que je suis ici». Est-ce que les manifestants pourront arriver jusqu’au Conseil des ministres ? «Cela n’est pas très important, de toute façon le Conseil des ministres n’existe pas au Liban, ce n’est pas là que le pouvoir se trouve. Il est grand temps de dire au gouvernement, et notamment au ministre des Finances Georges Corm, que sa politique, qui était censée supprimer les déséquilibres, les a aggravés… Je pense que M. Corm serait moins nocif au Café de Flore qu’à Beyrouth», a conclu M. Hamadé, l’hymne libanais retentissant en fond sonore. Il est presque 17h00, les délégations continuent de venir, principalement du nord du pays, de Tyr aussi, comme ces jeunes filles au foulard, «nous sommes là pour hurler notre rage, manifester notre solidarité avec les ouvriers, changer les choses.» Vous êtes optimistes ? «Évidemment, parce que c’est grâce à nous que tout cela pourra changer, sans nous, il ne se passera jamais rien». Elle a tout compris… La voix qui sort des huit mégaphones, superpuissants, installés sur la camionnette de la CGTL commence à exiger la discipline, «vous vous mettez dix par dix, ou quinze par quinze, le cortège s’ébranlera vers 17h15, nous attendons encore des gens de la Békaa, du Sud, du Nord…». Et le gendarme responsable des relations publiques, grosse chevalière en or au petit doigt et barreau de chaise dans la bouche, regarde tout cela d’un air goguenard, commente, «allez comme en classe, mettez-vous en rang», s’inquiète pour nous, très urbain, «on ne vous fait pas de problèmes, j’espère…». Non, tout va bien. Du moins pour l’instant. « Avec notre âme, avec notre sang, nous nous sacrifierons pour toi Nabih » Et les drapeaux, immanquablement, qui commencent à devenir de plus en plus nombreux, les Libanais bien sûr, et puis ceux de l’ancienne URSS, le marteau et la faucille, le PCL venu de Baalbeck, ceux, cèdre sur fond blanc, des Kataëb, quelques jeunes accompagnés de Gaby Sayegh. Les mégaphones continuent de déverser, volume maximal et parfois en «chanté», les slogans sociaux, réclamant, comme de bien entendu, la solution à la crise économique, mais aussi la liberté d’expression, ou le refus des travailleurs étrangers. Il est 17h30, tout le monde est encore là, les mégaphones hurlent des chansons de variété, ça tourne à la fiesta, les gens applaudissent, les drapeaux libanais sont brandis bien haut, et puis la voix de nouveau, du «chauffeur de salle». «J’adresse ces mots à la direction des FSI, à l’armée, d’arrêter de retarder exprès des centaines de personnes aux barrages, à Ouzaï, à Dora, d’arrêter de les fouiller un par un. Vous êtes comme nous, nous sommes du même bord, nous vous supplions de les laisser arriver, sinon nous modifierons le trajet de la manifestation». Un peu avant 18h00, ils arrivent, par dizaines, par centaines, les drapeaux, jaunes du Hezbollah, et surtout verts du parti Amal. Immédiatement ces derniers, suivis d’un grand nombre de personnes, prennent la tête du cortège, et commencent à marcher vers le Musée, empruntant l’avenue Élias Sarkis. Et c’est là que tout bascule : sur les chants patriotiques diffusés par la camionnette, viennent se superposer les slogans interminables et incessants à la gloire du chef du Parlement, Nabih Berry. À Sodeco Square, les gens sont dehors, dans la rue, des patrons d’entreprise, qui nous assurent que «tout le Liban devrait participer à cette marche : je suis très productif et je n’arrive pas à vivre», nous a confié l’un d’entre eux, debout sur le trottoir, avec les «avec notre âme, avec notre sang, nous nous sacrifions pour toi, Nabih», répétés encore et encore… Il y avait hier, une tension latente et sensible entre la CGTL et Amal, que les deux s’employaient, fermement, à nier. Dans tous les cas, la manifestation sociale avait passé au second plan, la place était désormais libre pour le meeting électoral, le principal intéressé étant absent et pour cause : c’est, tout de même, le deuxième personnage de l’État. Et c’est la délégation d’Amal qui est arrivée en premier, vers 18h45, face au Musée et aux barricades derrière lesquelles se tenait la brigade antiémeute, au complet. La menace d’une grève ouverte et générale L’hymne national reprend, et Élias Abou-Rizk se lance dans son discours, les drapeaux verts venant à plusieurs reprises se placer entre son visage et les caméras de télévision. Un discours aucours duquel il a appelé le patronat à une concertation directe et urgente, afin de mettre sur pied une solution «à imposer au gouvernement», ce dernier étant menacé d’escalades et de «grève ouverte et générale». La face restait quand même légèrement sauvée, les participants hurlaient et répétaient les slogans antigouvernement. Dernière image, Abou-Rizk s’éloignant vers le Palais de justice, entouré de quelques jeunes d’Amal et de leurs drapeaux, et qui scandaient : «Ne sois pas triste Abou-Rizk, ne soit pas triste, nous te permettrons un jour de gagner». Au-delà du contrat non rempli, de ce (très) mauvais timing qui a transformé une manifestation sociale en cirque de propagande électorale, au-delà de la non-mobilisation des Libanais, les principaux concernés, une question se pose, d’évidence : jusqu’à quand ? Jusqu’à quand les Libanais, dans leur grande majorité, continueront-ils à se plaindre sans (se) bouger, à se résigner en refaisant, sur le perron de leurs maisons ou devant leurs télévisions, à défaut du monde, le Liban ? Une chose encore : n’y a-t-il que les étudiants pour faire évoluer, un tant soit peu, les choses, et d’une manière constructive et intelligente ? Sans doute. Mais eux, justement, on les bat. Et on les jette en taule.
«Échec ou réussite, cette manifestation ? Je n’en sais rien mon cher monsieur, c’est à vous d’en juger, c’est à vous de le dire». Les non-dits d’Élias Abou-Rizk, le président de la CGTL en nage, sont éloquents, son regard, son sourire, qu’il tente difficilement de maîtriser, amers. Comme tout ce qu’il y a d’instances au Liban, étatiques ou pas, les Libanais...