Actualités - OPINION
Impression Quand c’est bon
Par ABOUDIB FIFI, le 11 mai 2002 à 00h00
C’était sa vie de petite fille des montagnes dans les années quarante. Quatre murs de pierre taillée assemblés au gré des récupérations et percés de lucarnes, pinceaux à lumière où la poussière de l’été dansait une valse cosmique. Les plus jeunes alternaient les nuits dans le lit de la mère. Le sol enduit d’un ciment noirâtre servait de couche aux plus grands. Les nuits commençaient à la pointe du crépuscule, quand de toute façon il n’y avait plus rien à voir, une fois les poules tues, les grillons apaisés et la chèvre assoupie contre son piquet. Les jours commencaient avec le jour et sentaient la rosée, le thym, le fenouil, la camomille et la marjolaine. Mais qui se souciait de ce bonheur de riches ? Pour Hanné, les senteurs appelaient à la cueillette. Tous ses sens alertés menaient ses pas trébuchants parmi les cailloux, sur les sentes cahotiques des quadrupèdes. Sept, huit ans, chèvre parmi les chèvres, elle arrachait par brassées les pousses odorantes, les serrait en bottes et de porte en porte allait, les frisouilles constellées de brindilles, les proposer aux bourgeoises des environs. Elle verrait bien, selon l’humeur du jour, ce que vaudrait son bouquet de printemps. Elle avait du géranium pour parfumer la crème du dessert, des tisanes pour calmer «les couteaux dans le ventre» assénés par la fraîcheur des nuits, de la passiflore contre la colère du patron – tous des sanguins dans ces altitudes, et la tension leur fait de ces bonds ! –, de l’anis contre la colique des nourrissons. Elle avait les bras chargés de bienfaits, Hanné. À elle, ils ne faisaient que douleurs aux jambes et la gorge sèche dès midi, quand elle n’avait pas prévu, poussée par son instinct de glaneuse, le chemin du retour. En dégringolant les collines, le soleil lui pesait tant aux épaules que de toute sa petite personne elle croyait le porter et participer à sa course et le poser tour à tour au seuil des habitants. Parfois, pour mieux amortir le vieux vêtement ou la galette de pain donnés contre un bouquet d’aromates, on l’envoyait à la cuisine donner un coup de main. En plus des secrets de la nature, elle apprenait les arcanes des transformations. Elle avalait goulûment l’eau fraîche et lorgnait avec gourmandise les blocs de la glacière. Toute cette fraîcheur, quand on avait porté le soleil sur le dos ! Elle est cuisinière, Hanné. Depuis des décennies, on l’envie à ses employeurs. Elle a les mains pleines de tours que nul ne peut lui emprunter. Non qu’elle en soit jalouse, mais son talent n’est pas fait de recettes. Il est pétri de longues marches, de travaux dont les autres ne veulent pas, d’économies de bouts de chandelles qui forment au recyclage, d’ombres qui indiquent le moment exact où se concentrent les parfums. Elle est en intelligence avec les saisons et leurs primeurs, les bêtes et leurs dons, et même les instruments, capable qu’elle est de convaincre une patronne de solliciter la cocotte d’une autre, plus propice au ragoût du jour. Elle a un carnet d’adresses, signe de sa prospérité. Le médecin y est indiqué par un cartable, l’architecte par une maison. La maîtresse de la première heure, par une jolie robe et ses cheveux frisés. Elle n’a jamais su écrire, ni vraiment compter, toujours émue quand elle reçoit sa paye avec laquelle pourtant, sou après sou, elle a pu se construire une maison. Mais une maison, qu’est-ce ? Quand on n’a jamais su dormir dans un lit, jamais eu besoin de chauffage, toujours mangé chez les autres. Quand on s’est toujours vêtu après les autres, jamais rien eu de vraiment à soi. Une maison avec des lits, une chambre d’amis, un salon, une salle à manger. Une maison pour une autre vie, où elle ne serait pas Hanné. Où le confort lui eût fait plaisir. Alors, elle y sera patronne, elle connaît le rôle. Elle s’y donnera des ordres, tiens, sachant qu’on n’est jamais mieux servi que par elle-même. Fifi ABOUDIB
C’était sa vie de petite fille des montagnes dans les années quarante. Quatre murs de pierre taillée assemblés au gré des récupérations et percés de lucarnes, pinceaux à lumière où la poussière de l’été dansait une valse cosmique. Les plus jeunes alternaient les nuits dans le lit de la mère. Le sol enduit d’un ciment noirâtre servait de couche aux plus grands. Les nuits...
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