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Actualités - CHRONOLOGIE

Célébration - « Les colères de l’université », thème de l’allocution traditionnelle de la Saint-Joseph Le recteur Abou appelle à une « résistance nationale » pour lever la tutelle syrienne (photo)

À l’occasion de la fête patronale de l’Université Saint-Joseph, le recteur, le P. Sélim Abou, a prononcé hier, à Mar Roukoz, sous le titre «Les colères de l’université», une allocution dans laquelle il a appelé à une véritable «résistance nationale contre l’occupation syrienne» et a dénoncé le «terrorisme intellectuel» et «les manœuvres d’intimidation diversifiées» exercées contre ceux qui demandent la fin de l’état de tutelle. Les propos du P. Abou ont été accueillis par un tonnerre d’applaudissements par une audience où l’on reconnaissait notamment le ministre des Déplacés Marwan Hamadé, Mme Nayla Mouawad, député du Liban-Nord, les cinq vice-recteurs de l’université, dont l’ancien ministre Michel Eddé, et à laquelle assistait tout le corps enseignant de l’USJ. Voici de très larges extraits de l’allocution du recteur Sélim Abou : «La tragédie survenue au cœur de New York, le 11 septembre 2001, a brutalement mis fin à deux interprétations contradictoires du processus de mondialisation, qui se partageaient l’opinion des politologues américains et s’étaient répandues dans le monde à partir de deux ouvrages rivaux qui ont fait date : La fin de l’Histoire de Francis Fukuyama, paru en français en 1992 (1) et Le choc des civilisations de Samuel Huntington, paru dans la même langue en 1997 (2). La fin de l’Histoire, ce serait la fin des antagonismes régionaux et internationaux qui en sont le moteur et l’avènement de la paix perpétuelle qui en est la finalité, grâce à l’expansion mondiale des principes de la démocratie libérale. Le choc des civilisations, ce serait l’affrontement, au niveau mondial, d’ensembles formés de cultures plus ou moins apparentées et répartis dans sept ou huit grandes civilisations rivales, dont les deux les plus antagoniques seraient l’islam et l’Occident. Cependant, en dépit des événements du 11 septembre 2001, l’auteur de La fin de l’Histoire «croit, au bout du compte, avoir quand même raison» car, selon lui, la démocratie libérale est le système «le plus compatible avec la nature humaine» et les guerres locales et les actes terroristes, si violents soient-ils, n’auront «pas d’impact durable sur la marche des choses» (3). Que de tels propos relèvent de l’utopie ne fait pas de doute. Kant avait dit le dernier mot, en posant la paix perpétuelle, non comme l’aboutissement inéluctable du cours de l’histoire, mais comme un idéal régulateur de la conduite des individus et des nations. Quant à l’auteur du Choc des civilisations, il préfère prendre de la distance par rapport à son hypothèse. Pour lui, les événements du 11 septembre ne sont pas «un clash entre l’islam et l’Occident (...). Il s’agit d’une guerre entre un réseau terroriste très étendu, présent dans une soixantaine de pays, des organisations qui n’hésitent pas à tuer des civils innocents, et la civilisation en général. C’est plutôt un conflit entre la civilisation et la barbarie». Puis il souligne la différence entre l’islamisme terroriste et l’islam : «Je ne suis pas un expert du Coran, mais ceux qui le sont disent que l’islam fait une distinction entre les guerres justes et injustes, ne permet pas d’attaquer les civils, les femmes et les enfants et prohibe le suicide». (4) Les deux visions contradictoires se rejoignent cependant sur un point. Qu’elle soit le destin obligatoire de toutes les autres civilisations ou qu’elle entre en conflit avec elles, la civilisation occidentale se perçoit et est perçue comme le lieu par excellence de la modernité et c’est comme une réaction massive contre les valeurs de cette modernité que l’on doit comprendre le terrorisme aujourd’hui mondialisé (...). Les deux visions contradictoires de La fin de l’histoire et du Choc des civilisations se rejoignent aussi sur un autre point : la nécessité de promouvoir le dialogue entre les diverses civilisations. Implicite dans le premier ouvrage, l’idée est explicitée dans le second : «À la fin de mon livre, rappelle Huntington, j’affirme qu’il est extrêmement important d’identifier et de renforcer les valeurs communes à toutes les civilisations. Il est également essentiel d’engager un dialogue entre elles» (5). Dans les circonstances actuelles, la priorité est au dialogue entre l’islam et l’Occident. Dans cette perspective, le Liban a une mission importante à accomplir, puisqu’il est bâti sur une coexistence islamo-chrétienne où s’enchevêtrent quotidiennement, dans la conscience collective, les valeurs de l’islam et celles de l’Occident. Mais le Liban officiel n’entend pas, ne parle pas, ne voit pas ; il ne semble pas avoir d’autre souci que celui d’aligner son discours sur celui de l’État de tutelle. Si j’ai intitulé cette allocution «Les colères de l’université», c’est pour exprimer l’indignation répétée de tant d’étudiants, d’enseignants et de citoyens devant l’inertie du Liban : son absence sur la scène internationale, à un moment où son patrimoine culturel et son expérience nationale lui permettraient d’éclairer, au profit des Arabes, le rapport complexe entre la modernité et la religion ; son incurie sur la scène nationale, à un moment où la conjoncture mondiale le somme de se doter d’un État conforme aux exigences de la modernité ; sa soumission à l’État de tutelle qui l’empêche de réaliser les conditions d’un État moderne et l’accule à la régression. Ce sont les trois thèmes que je propose à votre réflexion. La modernité et la religion Dans un essai sur la philosophie d’Éric Weil, intitulé Figures de la violence et de la modernité, Gilbert Kirscher (6) précise que la modernité est essentiellement un concept politique qui s’applique à la Société et à l’État, et que le fondement anthropologique de la modernité est l’émergence de l’individu comme Sujet. En effet, dans la société moderne, l’individu surgit non seulement comme conscience du mécanisme social qui le conditionne, mais comme conscience de la liberté inconditionnée, qui entend se soumettre l’univers du mécanisme social et en assumer le sens. Mais la liberté ne peut le faire que si elle accepte de renoncer à sa violence et de choisir la raison. La réconciliation de la liberté et de la raison, jamais définitive, est la tâche moderne par excellence. L’universel de la liberté rationnelle, de la liberté réconciliée avec la raison, a pour principe «l’égalité des êtres raisonnables et libres» (7), principe qui définit le droit naturel (8) et qui préside à toute démocratie digne de ce nom. Ce principe est explicité dans la Déclaration des droits de l’homme, qui est universelle dans deux sens : elle l’est de droit, car tous les hommes sont nés égaux et sont revêtus de la même dignité ; elle l’est de fait, dans la mesure où sa légitimité est reconnue par l’immense majorité des États (...). Un phénomène, de soi ancien, a pris ces dernières décennies, ici comme ailleurs, une ampleur sans précédent : celui de l’intégrisme islamique, qui met en question le fondement des droits de l’homme. On pourrait résumer ainsi son argument : le fondement des droits de l’homme ne peut être l’homme lui-même, qu’on parle de conscience rationnelle ou, ce qui revient au même, de sujet transcendental. Le fondement ultime ne peut être que l’Être transcendant par excellence, Dieu créateur du monde et de l’homme. C’est donc la religion qui est première et non la raison. Il y a, dans cet argument, quelle qu’en soit la formulation explicite ou implicite, une confusion irréfléchie entre Dieu et la religion : Dieu n’appartient à aucune religion. Comme le dit l’Écriture : «Ce qui est en Dieu, nul ne le connaît, sinon l’Esprit de Dieu (1 Co 2, 11)». Les religions sont des approches diverses du divin ou de l’absolu. À ce titre, elles sont particulières. Au cours de l’histoire, les religions ont plus d’une fois commis l’erreur de prendre leur vocation universaliste pour une universalité de fait. C’est une erreur de ce type qui, au Moyen Âge au temps de l’Inquisition, justifiait l’expulsion des juifs, la persécution des Albigeois ou le châtiment de tout catholique jugé déviant. La dignité de l’homme se mesurait à sa stricte fidélité à la doctrine de l’Église. En 1981, le Conseil islamique pour l’Europe est tombé dans une erreur similaire, en prétendant substituer à la Déclaration universelle de 1948 une Déclaration islamique universelle des droits de l’homme, déclaration contradictoire dans les termes et discriminatoire dans les faits. Elle peut donner à penser que le non-musulman ne jouit pas de la même dignité que le musulman, qu’il est au mieux toléré ou protégé par l’islam. Pour les islamistes, le non-musulman ne mérite même pas d’être protégé, il doit être combattu. C’est le sens de leurs tentatives répétées pour mobiliser les pays musulmans et les entraîner dans une guerre sainte contre l’Occident, perçu comme une coalition d’intérêts entre chrétiens et juifs. Ce qu’ont entrepris les hommes des Lumières qui, au XVIIIe siècle, ont élaboré la Déclaration des droits de l’homme et du citoyen, c’est de lire directement dans la conscience rationnelle de l’homme, «cette conscience de soi une et identique dans chaque conscience» (9), ce qui y est inscrit universellement. Cette naturalisation des droits de l’homme a l’avantage d’obliger tout homme, quel qu’il soit, tandis que leur énoncé juif, chrétien, musulman ou autre n’oblige à strictement parler que les adeptes respectifs des religions correspondantes. Les droits de l’homme se présentent donc comme le minimum exigible de toute législation religieuse. Il est vrai néanmoins que la neutralité religieuse des droits de l’homme, tout en leur conférant l’universalité absolue, ne manque pas de les appauvrir en les référant à la seule subjectivité transcendantale et en les dissociant de leur source transcendante. Aussi, la religion vient-elle en principe les approfondir et les enrichir : la notion biblique de «justice», la notion coranique de «miséricorde», la notion évangélique d’«amour du prochain, y compris de l’ennemi» vont bien au-delà du simple respect juridique de la personne stipulé par la déclaration de 1948. En somme, si elle se substitue au fondement universel des droits de l’homme, qui concerne la dignité de tout être humain quel qu’il soit – homme ou femme, noir ou blanc, croyant ou athée, riche ou pauvre – la religion ne peut produire que la discrimination, le rejet de l’autre et, à la limite, une haine de type raciste. Si, au contraire, elle respecte le fondement naturel des droits de l’homme, elle en rehausse la pratique par une ferveur surnaturelle qui transforme le respect de l’autre, quel qu’il soit, en amour de l’autre, quel qu’il soit. Il reste la mise en question de l’universalité des droits de l’homme au nom de la relativité des cultures en général. Comment concilier les valeurs universelles découlant des droits de l’homme et les valeurs particulières inhérentes aux diverses cultures (...) ? Le préambule de la déclaration de 1948 présente «la (...) déclaration universelle des droits de homme comme idéal commun à atteindre par tous les peuples et toutes les nations afin que tous les individus et tous les organes de la société, ayant cette déclaration constamment à l’esprit, s’efforcent, par l’enseignement et l’éducation, de développer le respect de ces droits et libertés et d’en assurer, par des mesures progressives d’ordre national et international, la reconnaissance et l’application universelles et effectives, tant parmi les populations des États membres que parmi celles des territoires placés sous leur juridiction» (10). Il est évident qu’au Liban, comme d’ailleurs dans des démocraties plus avancées, l’écart entre l’idéal dont parle le préambule de la déclaration et la réalité politique est considérable. Il ne s’agit pas seulement des violations répétées des droits de l’homme par certains services de l’État mais, plus profondément, de dispositions juridiques qui vont à l’encontre des droits fondamentaux, et de mœurs politiques que la simple raison réprouve. Les unes et les autres sont en rapport avec l’appartenance religieuse, telle qu’elle est vécue sociologiquement. Je n’entends pas en faire l’inventaire, mais relever l’immaturité politique dont elles résultent. L’État et la modernité Dans le discours officiel, il est constamment fait appel à «l’État de droit et des institutions». Mais on ne sait pas si la formule, sans cesse répétée, constitue une déclaration d’intention, exprimant le désir de réaliser les conditions d’un État de droit, ou l’affirmation d’un état de fait, donnant à croire que ces conditions sont déjà réalisées. À dire vrai, les deux hypothèses sont dépourvues de sens : l’état de fait est loin d’être celui d’un État de droit, et l’intention d’en réaliser les conditions est contredite par le comportement politique du régime. L’État libanais est formellement doté de toutes les institutions d’une démocratie parlementaire, mais il n’est que très partiellement un État de droit. Les institutions démocratiques y sont fragilisées à la base par la disparité des systèmes juridiques relatifs au statut personnel. Ni la puissance mandataire, entre 1920 et 1943, ni l’État indépendant, après 1943, n’ont pu venir à bout de cet archaïsme hérité de l’empire ottoman et imposer à toutes les communautés, dans le domaine fondamental des relations familiales, un code civil unifié. Si, dans certaines matières du statut personnel, notamment dans celle des successions, les communautés chrétiennes ont adopté la législation du droit civil, les communautés musulmanes et druze s’en tiennent à la lettre de leurs droits religieux respectifs. Tandis que dans certains pays musulmans, où l’État se donne le droit d’interpréter les préceptes religieux, le statut personnel a connu des changements substantiels, comme en Tunisie, ou du moins des ajustements aux transformations de la vie moderne, comme en Égypte ; au Liban toute évolution demeure interdite depuis trois quarts de siècle. Il y a là une absolutisation des allégeances communautaires, dont j’ai explicité, ici même il y a trois ans, les répercussions négatives sur la citoyenneté (11). On conçoit sans doute que, dans ce domaine délicat des relations familiales, tributaire de traditions profondément enracinées, l’application des droits de l’homme puisse être le fruit d’un lent et patient progrès, mais on ne peut admettre l’immobilisme et la sclérose qui attestent une indifférence coupable aux droits fondamentaux (...). Il semble illusoire d’espérer que le Liban suive un jour l’exemple de la Tunisie qui, dans un profond souci de modernité, n’a pas hésité à interdire la polygamie et la répudiation, à instaurer un code civil du mariage, des successions et de l’adoption, et à dissocier la nationalité de l’appartenance religieuse. Mais au moins pouvons-nous, devons-nous, suivre l’exemple de certains pays d’Afrique noire, que Pierre Gannagé nous rappelle opportunément : «Dans certaines nations multicommunautaires, écrit-il, où coexistent des ethnies différentes très attachées à leurs coutumes ancestrales, à leurs traditions, l’État, dans un souci de modernisation, pour assurer aussi l’exercice de la liberté de conscience, a estimé utile d’introduire, à côté des droits traditionnels, une législation civile facultative susceptible d’être choisie par les citoyens des diverses ethnies. Une option de législation se trouve ainsi accordée aux diverses familles qui se constituent de se soumettre au droit traditionnel ou au droit moderne» (12). Avoir le courage d’entreprendre une démarche similaire signifierait, pour le Liban, une manière originale d’appliquer les droits de l’homme, sans heurter les sensibilités religieuses, au lieu de leur opposer, par je ne sais quel complexe, une fin de non-recevoir obstinée. D’autre part, l’instauration d’une législation civile facultative, dans le domaine du statut personnel, préluderait à une déconfessionnalisation progressive des mentalités, sans laquelle toute idée de déconfessionnalisation politique est une supercherie, une manière perverse de faire prévaloir, dans l’administration, la loi du nombre, car nul n’ignore que le critère de compétence, si souvent invoqué par les responsables, n’a pratiquement aucun poids. Ce qui prédomine, c’est la lutte d’influence entre les pôles du pouvoir, pour arracher, en faveur de leurs partisans respectifs, en général leurs coreligionnaires, les quotas les plus favorables. Il en eut été de même si nos communautés avaient été des communautés linguistiques au lieu d’être spécifiées par la religion. Le confessionnalisme n’a rien à voir directement avec la religion comme telle, il a pour nom le clientélisme, il est une forme attardée de tribalisme. Il convient d’ajouter qu’à travers certains pôles du pouvoir, c’est l’État de tutelle qui, moyennant des pressions de toutes sortes, met en place sa propre clientèle. Fragilisé par le statut personnel qui, dès l’enfance, enracine le sujet dans sa communauté au détriment de son insertion dans la nation, miné par les luttes d’influence entre les pôles du pouvoir savamment entretenues par les agents du pays de tutelle, discrédité par des pratiques mafieuses qui défient l’entendement, l’État libanais n’est plus un État de droit qu’en apparence. Il reste l’intention d’instaurer un tel État. Que cette intention soit mise en échec par le clientélisme et la corruption est une chose, qu’elle soit contredite par l’État qui prétend la concrétiser en est une autre. Qu’est-ce en fin de compte qu’un État de droit ? Selon les termes d’un éminent juriste, «l’État de droit est la garantie “instrumentale” des libertés et de la démocratie : sans cet ensemble de règles, de recours, de procédures, de mécanismes et d’institutions propres à contrôler le pouvoir sous toutes ses formes et à protéger les droits des personnes, l’effectivité n’en saurait être assurée» (13). Or un État qui s’acharne à réprimer la liberté d’expression des jeunes, à étouffer leur aspiration à l’indépendance et à la souveraineté de leur pays, à les livrer aux coups de poing des agents secrets et aux coups de crosse de la soldatesque, à les traîner en justice devant des juges manipulés ou corrompus, à les désespérer au point de les pousser à l’émigration, un tel État est par définition le contraire d’un État de droit. Il faut ajouter que l’intention d’instaurer au Liban un État de droit, fut-elle lucide et sincère, ne peut aboutir, car elle est loin d’être partagée par ceux qu’on appelle, par pudeur ou par ironie, les décideurs. Il est précisément temps d’évoquer la collusion entre les deux régimes, libanais et syrien. L’État aliéné On nous dit en haut lieu que nous ne pouvons pas comparer le Liban aux pays civilisés, qu’il faut le comparer à nos voisins, qu’il est un pays du tiers-monde et que son armée est donc intouchable (14). Il y a dans cette déclaration trois sous-entendus aussi évidents qu’inquiétants. Que le Liban soit un pays du tiers-monde est sans doute un fait, quoi qu’il fut un temps où il ne figurait plus sur la liste des pays en voie de développement. Mais à quel pays doit-on se comparer pour évoluer et progresser, constituer une nation cohérente et ériger un État de droit, sinon aux pays civilisés ? D’autre part, si les institutions de l’État sont sous-développées, la société civile, elle, comprend une élite hautement cultivée, issue de toutes les couches sociales, qui fait ses preuves dans les pays occidentaux ou ailleurs, faute de pouvoir exercer sa compétence et prouver sa qualité au Liban. Il est certain que si l’émigration se poursuit, le Liban finira par s’enfoncer dans un sous-développement endémique, comme c’est le cas de la Syrie depuis que son élite s’est dispersée à travers le monde. La deuxième et la troisième affirmations sont plus graves, parce qu’elles sous-entendent le renoncement tout à la fois à l’indépendance et à la démocratie. «Il faut nous comparer aux voisins» signifie que la Syrie est le modèle à suivre, en commençant par la militarisation du régime. Affirmer que «l’armée est intouchable», c’est l’autoriser à violer la Constitution, en portant atteinte aux libertés, à la démocratie et aux droits de l’homme. La «syrianisation» du Liban va plus loin et n’a pas fini de s’étendre. À l’osmose presque parfaite entre les Services de renseignements libanais et syriens, s’ajoute une coordination des deux armées, qui est en réalité une subordination de l’une à l’autre. Il fut un temps où nos officiers allaient se spécialiser en France ou aux États-Unis ; depuis plus d’une décennie, ils achèvent leur formation en Syrie avec, en prime, un cours d’endoctrinement baassiste (15). À la domination militaire se joint une mainmise politique de plus en plus lourde. S’étant assuré, moyennant les pressions éhontées exercées lors des élections législatives (16), une majorité de députés qui lui sont d’autant plus dévoués qu’ils lui doivent leur place, la Syrie s’ingère dans la nomination des ministres et, sous prétexte de maintenir l’équilibre entre les deux pouvoirs du président de la République et du président du Conseil, elle tend à les annuler l’un par l’autre. Et voici qu’à présent elle s’ingère dans la nomination des fonctionnaires de première catégorie, en favorisant apparemment, dans ce domaine, les revendications communautaires exorbitantes du président de la Chambre ; bientôt il ne lui restera plus qu’à se mêler de la nomination des plantons qui, après tout, peuvent faire d’excellents informateurs. Maîtresse de la politique intérieure du Liban, la Syrie ne laisse aucune initiative à son protégé en matière de politique extérieure. Aussi devine-t-on son irritation au vu du prestige international dont jouit le Premier ministre libanais. Quant au Liban officiel, il n’a pas d’autre stratégie que celle de la Syrie, à cette différence près que celle-ci se contente de tenir un discours politique sommaire et prudent et laisse à ses alliés circonstanciels du Hezbollah le soin de proférer des discours incendiaires contre les décisions ou les recommandations des instances internationales. Nul ne peut nier la victoire de la Résistance contre l’occupant israélien, mais on se souvient de l’embarras dans lequel se sont trouvés l’État de tutelle et l’État satellite, lorsque Israël annonça son intention de retirer ses troupes du Liban-Sud : la Syrie perdait ainsi sa carte de pression contre l’ennemi. Il y eut alors l’invention des fermes de Chebaa, pour légitimer la poursuite des hostilités. La Syrie se taisait, tandis que l’État libanais défiait les instances internationales, parfois avec des accents donquichottesques, en refusant l’envoi de l’armée au Sud et le renvoi de l’affaire de Chebaa à des négociations ultérieures. Il est d’ailleurs à parier que, si Israël se retirait de cette région, on trouverait quelques mètres carrés à défendre par les armes, quelque part à la frontière. Entre-temps, tandis que l’État libanais et le Hezbollah s’arc-boutent sur la distinction entre résistance et terrorisme, Damas déclare son adhésion inconditionnelle à l’alliance mondiale contre le terrorisme et invite même les États-Unis à «profiter des expériences réussies de la Syrie» dans ce domaine, faisant ainsi allusion aux répressions sanglantes des Frères musulmans, qui eurent lieu à la fin des années soixante-dix et au début des années quatre-vingts (17). Dans le contexte des négociations en cours entre les États-Unis et la Syrie, il se peut fort bien que Damas s’engage à mettre au pas le Hezbollah et obtienne en échange l’aval à une présence permanente au Liban. Ce ne serait, après tout, qu’une réédition du marchandage effectué lors de la guerre du Golfe. Est-il besoin de rappeler que les alliances dites stratégiques de Damas sur le sol libanais ont toujours été, invariablement, des alliances conjoncturelles et circonstancielles ? La Résistance islamique a achevé sa mission, en obligeant l’occupant israélien à évacuer le Liban-Sud, tout comme la Résistance chrétienne avait naguère achevé la sienne, en faisant échec au projet américain de transformer le Liban en une patrie de rechange pour les Palestiniens. Il est temps de dépasser ces résistances communautaires à visée nationale, pour s’engager dans une résistance nationale proprement dite, démocratique et consensuelle, visant à libérer le Liban de toute tutelle. Le 19 mars 2001, j’étais heureux de faire état, ici même, de ce consensus anticipé par des personnalités hors pair représentant les grandes communautés historiques – le patriarche Sfeir, Walid Joumblatt, Alia el-Solh, l’imam Chamseddine – ainsi que par certains citoyens courageux relevant de ces communautés. Aujourd’hui le consensus est descendu dans l’arène politique, il s’exprime dans des mouvements politiques tels que le Rassemblement de Kornet Chehwane, le Forum démocratique, le Renouveau démocratique (18), où l’élément musulman demeure cependant timide, alors que les musulmans – nous le savons et l’entendons en privé – supportent au moins aussi mal que les chrétiens la mainmise syrienne sur la vie politique et économique du Liban. La Syrie, par la voix de ses responsables, veut faire croire au monde que «la politique syrienne au Liban n’est pas une politique d’ingérence» (19), que «la présence syrienne est au service des Libanais» (20) et que ceux qui la mettent en question «ne représentent que des groupuscules» (21) Ces slogans simples sont orchestrés sur le terrain, avec une étonnante profusion de mensonges et de manœuvres, par les Services de renseignements associés, par les deux partis politiques partisans de la Grande-Syrie (22), enfin par les loyalistes, convaincus, intéressés ou contraints. L’imagination en ce domaine est débordante et la mauvaise foi transparente. Demander le retrait des Syriens, c’est poignarder la Syrie dans le dos ; c’est en même temps attenter à l’unité de la nation et rallumer les phantasmes de la guerre civile. Et si, en août dernier, des étudiants pacifiques ont été sauvagement agressés par les Services de renseignements et leurs agents devant le Palais de justice, c’était, dit-on encore, parce qu’ils complotaient contre la sécurité de l’État et voulaient, avec l’appui des Israéliens, provoquer la partition du pays ! Au terrorisme intellectuel se joignent des menaces et des manœuvres d’intimidation diversifiées. On exerce des pressions et on fait des promesses à certains membres du Rassemblement de Kornet Chehwane pour les amener à se désolidariser du mouvement, on menace les leaders étudiants de prison, de sévices physiques, d’un éventuel accident de voiture ou du renvoi de leur père s’il est dans la fonction publique. On distribue, dans certains quartiers musulmans, des tracts appelant à la haine confessionnelle contre les chrétiens, coupables du crime de lèse-protectorat (23). Enfin, sans craindre le ridicule, on suscite l’apparition, aux abords de certaines mosquées, d’une horde d’encagoulés, armés de gourdins, de couteaux de cuisine et de haches, vociférant contre ceux qui osent demander le retrait des Syriens (24). «Les haches du dialogue», écrira joliment Issa Goraieb, qui commente : «On aura (...) mis dans le même sac ceux qui réclament l’ouverture d’un pacifique et salutaire dialogue, en vue d’un rééquilibrage des rapports syro-libanais, et ceux qui ont recours à la menace – armée – pour empêcher tout dialogue» (25). Faut-il ajouter que, si la ratonnade du Palais de justice avait un but, c’était bien celui de faire oublier les effets de la réconciliation historique entre druzes et maronites, scellée par la visite triomphale du patriarche Sfeir au Chouf, et d’empêcher le dialogue national qu’elle présageait ? C’est le chef du parti Baas, connu pour sa courtoisie, qui aura résumé le sens de toute cette campagne infâmante : «Ils peuvent toujours crever, s’écrie-t-il, la Syrie ne quittera pas le Liban tant que le général Émile Lahoud restera président de la République» (26). Trois conditions me paraissent requises pour que les mouvements qui constituent l’opposition se transforment en une véritable résistance nationale contre l’occupation syrienne. La première est d’élargir leurs bases en s’adjoignant un nombre croissant de musulmans ; la deuxième est d’établir entre eux une coordination plus étroite en concevant ensemble un plan d’action systématique et continu ; la troisième est de faire entendre une voix unifiée auprès des pays occidentaux susceptibles de faire pression sur la Syrie, afin qu’elle procède à un redéploiement réel de ses troupes en prélude à leur retrait définitif, et non à un simulacre de redéploiement comme celui qui a donné de faux espoirs en juin dernier et qui, selon toute apparence, n’avait d’autre but que de s’attirer la bienveillance de la France à la veille de la visite officielle du chef de l’État syrien à Paris. Mais il ne suffit pas de réclamer le retrait programmé des troupes syriennes et de leurs services de renseignements. L’opposition, que j’appelle volontiers la Résistance, est en droit d’exiger le départ du «haut-commissaire» syrien et de sa suite, ainsi qu’un échange d’ambassadeurs entre les deux pays. Conclusion Je voudrais terminer sur une note d’espoir. J’en emprunte les arguments à deux personnalités de premier plan, l’une sunnite, l’autre druze ; je me permets de les citer longuement. Madame Alia el-Solh commence par une sorte de complainte : «Nous vivons aujourd’hui le syndrome de l’an I du dictateur, lorsqu’un nouveau régime militaire cherche à effacer le passé et à établir de nouveaux principes et de nouveaux points de repère. Mais le plus triste, c’est que chez nous, le dictateur n’est même pas libanais. C’est comme si, aujourd’hui, l’histoire du Liban commençait avec l’entrée des Syriens dans notre pays. Et pour les responsables actuels, le Liban seul n’existe plus. On dit désormais “Le Liban-dont-la-Syrie-est-la-sœur”. De même quand on parle d’indépendance et de liberté, on a l’air ridicule». Mais Alia el-Solh regimbe aussitôt : «Lorsqu’on a dix-sept confessions différentes, on ne peut avoir qu’un seul maître, la liberté (...) On naît ici avec l’idée de la coexistence et donc celle de la liberté». Puis sa pensée se tourne vers les jeunes : «Au Liban, dit-elle, dès l’âge de dix-huit ans, les jeunes ne songent qu’à l’émigration. C’est un peu tôt pour le désespoir. Dire qu’avant, le Liban était le pays du bonheur. Il y avait ici une qualité de vie qui n’existait nulle part ailleurs. Je voudrais raconter ce Liban-là aux jeunes pour qu’ils en aient la nostalgie et qu’ils aient le désir de se battre pour le retrouver» (27). Le ministre Marwan Hamadé, lui, s’adresse directement aux diplômés du campus des sciences médicales de l’Université Saint-Joseph (28) : «Je m’adresse à vous ce soir après avoir roulé ma bosse dans toutes les régions et associé ma famille à toutes les communautés. Aussi ai-je tiré de mon expérience libanaise, dans ses succès et ses échecs, une leçon que je vous livre pour l’avoir bien apprise. Le Liban vaut la peine d’être aimé pour ce qu’il est. Il mérite d’être vécu pour ce qu’il offre. Il exige d’être défendu pour ce qu’il incarne (...). Ne vous laissez pas intimider par les menaces d’où qu’elles viennent, ni déstabiliser par les fanatismes de tous bords, ni décourager par les intégrismes qui nous entourent (...). Pour que nous obtenions un résultat durable, la pression populaire et démocratique doit se poursuivre, s’étendre, s’amplifier. Se détourner aujourd’hui, se replier, quitter équivaudrait dans notre cas d’espèce de délit de non-assistance à personne en danger. Parce que le Liban est précisément en danger, ses élites, dont vous faites partie, doivent rester à son chevet. Même si nous sommes tous sur écoute, même si nous sommes tous épiés, répertoriés, labellisés, classifiés, espionnés, nous devons, vous devez tenir bon. Le salut du Liban en dépend. Il y va de son indépendance à compléter, de sa souveraineté à rétablir, de sa liberté à retrouver, de sa prospérité à construire». À ces paroles fortes, je n’ajouterai rien».
À l’occasion de la fête patronale de l’Université Saint-Joseph, le recteur, le P. Sélim Abou, a prononcé hier, à Mar Roukoz, sous le titre «Les colères de l’université», une allocution dans laquelle il a appelé à une véritable «résistance nationale contre l’occupation syrienne» et a dénoncé le «terrorisme intellectuel» et «les manœuvres d’intimidation...