Actualités - OPINION
IMPRESSION Prof
Par ABOUDIB FIFI, le 09 mars 2002 à 00h00
Un jour, il – surtout elle – est entré dans l’enseignement. Ce jour-là, il avait au mieux une petite dizaine d’années de plus que ses ouailles, étrange fratrie dont il faisait figure d’aîné. Ce jour-là, dès son entrée en classe, il avait compris qu’une grande partie de son travail consisterait à retenir. Retenir la trentaine de noms et de visages qui le scrutent. Retenir leurs regards et puis leur attention, ce qu’ils savent et ce qu’ils ignorent, ceux qui suivent et ceux qui peinent. Réprimer leur envie permanente – la sienne aussi, par moments – d’être ailleurs. Et puis leur administrer, comme une becquée d’une espèce étrange, la matière lyophilisée des manuels, à charge pour lui de la rendre comestible. Ce jour-là, il s’était pris pour un livre debout. Puis il avait senti comme une rumeur d’arène. Dans la poussière de la craie et l’odeur âcre du linoléum, il y aurait du sable et du sang. Froid dans le dos. Parfois, les enfants vous font peur. Ils vous scrutent comme de jeunes fauves renifleraient une proie. Bon ? Pas bon ? Ils veulent jouer. Il est l’empêcheur, le geôlier, celui qui dit non, celui qui fait maudire Charlemagne et la fatalité de l’école. Il est l’ennemi. Lui ? Lui. Il lui faudra ruser, jouer de la voix, faire chanter les sirènes quand ils voudront quitter le navire, inventer une gestuelle, camper un autre. On ne lui avait jamais dit que l’enseignement était un métier du spectacle. Ils le lui apprendront. Il comprendra l’agitation de la meute quand le charme est rompu. Il reprendra à zéro. Ce n’est pas Charlemagne qui a inventé l’école. C’est Socrate. Et dans la rue. Il ne leur «administrera» pas la matière. Il leur posera des questions, les invitera à faire de même. Page après page, il les invitera au banquet des neurones. Ils se sentiront intelligents. À défaut de comprendre le pourquoi de ce qu’ils apprennent, ils se prendront au jeu du comment, démonteront les mécanismes abstraits du calcul et des textes, raconteront l’Histoire comme s’ils l’avaient vécue, la géographie comme s’ils y étaient. Il se servirait de leur instinct de petits carnassiers pour leur faire comprendre la nature et les sciences, et mordre jusqu’à la «substantifique moelle» le grand os du réel et sa dimension invisible. L’année finie, ils voleront vers les grandes vacances, un peu plus grands qu’à ce premier jour où ils lui ont tout appris. Un peu plus grands de ce qu’il a pu leur apprendre. Devant sa dernière correction, il aura envie d’exécuter un salut final. Mais il n’aura ni rappel ni bravo. Et quand il pourra enfin soupirer son grand soulagement, il sera pris d’une vague tristesse : il lui faudra encore apprendre leur absence. Les collègues le savent : c’est le métier qui rentre. Et cela vaut bien une fête. Fifi ABOUDIB
Un jour, il – surtout elle – est entré dans l’enseignement. Ce jour-là, il avait au mieux une petite dizaine d’années de plus que ses ouailles, étrange fratrie dont il faisait figure d’aîné. Ce jour-là, dès son entrée en classe, il avait compris qu’une grande partie de son travail consisterait à retenir. Retenir la trentaine de noms et de visages qui le scrutent. Retenir...
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